Sept femmes se livrent sur le corps d'une Reine à une étrange cérémonie. Des cuisses de leur idole,
Sept femmes se livrent sur le corps d'une Reine à une étrange cérémonie. Des cuisses de leur idole, une substance se met à couler… Intitulé “Nectar”, le court-métrage érotique de Lucile Hadzihalilovic pose la question : pour quoi sommes-nous prêts à nous sacrifier ?
Derrière un mur, un jardin fleuri. Dans une chambre hexagonale, une femme se réveille : c’est la Reine, entourée de servantes qui la nourrissent, la lavent et la coiffent avec soin. Au fil d’un rituel parfaitement rodé, Reine abandonne son corps à sept d’entre elles... «Sept bouches, quatorze mains, soixante-dix doigts experts» entreprennent de toucher son corps. Il se met, brusquement, à exsuder une liqueur dorée que les servantes recueillent à l’aide de spatules. Le temps passe. Une abeille entre par la fenêtre d’une tour de béton, dans un ensemble urbain à très haute densité. Un couple s’unit dans la lumière bleue de cette nécropole industrielle. Un pot de miel se trouve au pied du lit.
Le film s’intitule Nectar
La réalisatrice, Lucile Hadzihalilovic, est connue pour avoir tourné deux fables fantastiques (dans tous les sens du terme) : Innocence (2004) et Évolution (2015). Innocence se situe dans un centre d’éducation, réservé aux petites filles, au coeur d’une forêt mystérieuse entourée d’un haut mur.
Évolution se déroule sur une île peuplée de femmes mutantes où les petits garçons servent de cobayes en vue d’expérimentations.
Dans les films de Lucile, le monde n’est qu’un laboratoire peuplé d’êtres soumis à des protocoles cruels et qui tentent de survivre. Nectar obéit à la même logique : il montre une Reine prisonnière de sa ruche. Elle n’a été sélectionnée qu’en vue de produire le précieux nectar. Elle n’a pas le droit de sortir du jardin.
Le monde : un laboratoire pour l’évolution
Condamnée à subir l’expérience quotidienne de la traite, jusqu’au jour fatal où… devenue improductive… la Reine incarne cette forme de renoncement qui consiste, pour la plupart d’entre nous, à sacrifier notre vie au profit d’une «structure abstraite qui nous dépasse». C’est ainsi que le formule François J. Bonnet, dans un petit ouvrage percutant, bouleversant, dont le titre aurait parfaitement pu s’appliquer au film de Lucile : Après la mort (éditions de l’éclat, 2017). Dans cet «essai sur l’envers du présent», François J. Bonnet explique : pour conjurer la peur de la mort, nous ne cessons de nous sacrifier.
Les vies humaines sont faites d’abnégation
Se sacrifier, dit-il, «c’est se faire soldat et offrir sa vie à sa patrie, c’est partir au feu pour tenter de sauver les vies […]. Mais c’est tout autant, de manière plus dissimulée, consumer son temps et se tuer à la tâche pour contribuer à l’expansion de l’entreprise qui nous engage, asservissant à long terme son propre devenir à celui d’une structure abstraite qui nous dépasse.» Nous nous sacrifions pour la patrie, pour une cause, pour un groupe, pour une firme, peu importe. Si nous nous sacrifions c’est toujours pour une structure dont la dimension nous excède et qui continuera d’exister après notre mort. C’est en tout cas ce que nous espérons : qu’elle nous survive et, ce faisant, que nous puissions survivre à travers elle.
Ma vie contre une après-mort : marché de dupe ?
Un seul problème, souligne François J. Bonnet : l’espérance d’éternité est bien souvent confiée à des structures qui nous survivent à peine. Parfois nous nous sacrifions pour une patrie qui nous conspue, une fois la guerre perdue. Nous sommes mort en héros, mais nous laissons la mémoire d’un monstre. Parfois, nous mourons pour une compagnie qui fait faillite. Ou pour une cause qui s’avère nuisible. Le pire, c’est que nous croyons toujours bien faire en nous sacrifiant, et parfois même nous n’avons même pas conscience de nous sacrifier. Nous nous moquons de la reine des abeilles, enfermée dans sa ruche, qui s’exténue à pondre des milliers de larves. Mais nous sommes nous-mêmes prêts à mourir de stress ou d’ennui pour… quoi au juste ?
«Ce que la société poursuit, c’est l’Éternité»
Se sacrifier, se rendre sacré, c’est conjurer la mort en se jetant de toutes ses forces dans un projet ou dans un monde si possible infini, sans limites, afin de faire corps avec lui. «Se sacrifier, c’est ainsi agir de manière littéralement absurde», se moque François J. Bonnet, qui note pourtant que ce marché de dupe (donner sa force et sa jeunesse en échange d’une éternité symbolique) constitue «l’acte fondateur de nombreuses civilisations.» Il se pourrait bien, d’ailleurs, qu’aucune société au monde ne soit autre chose qu’un dispositif permettant aux individus de négocier leur vie (finie) en échange d’un espoir (d’infini). «Ce que la société poursuit, c’est l’Éternité. Elle enrôle dans cette quête l’ensemble des hommes qui la compose, leur fait croire à l’illimité! de leur existence, de leur pouvoir»…
Le miel et les abeilles
On pourrait trouver cela aberrant ou irrationnel. Mais nous sommes prêts à tout pour obtenir cette part d’éternité symbolique. Ce que le film de Lucile Hadzihalilovic démontre avec une grande économie de moyen : le miel produit par les abeilles est une substanceimputrescible. Comme la semence masculine. Si la Reine se sacrifie, c’est pour la production de ce miel qui symbolise en Occident une voie d’accès possible à l’immortalité. Dans la mythologie grecque, le miel entre dans la composition du nectar et de l’ambroisie, qui sont les nourritures des dieux. Même chose chez les Celtes, avec l’hydromel. Les dieux ne peuvent se nourrir que d’un breuvage dont la substance se résorbe littéralement dans la forme de leur corps, sans produire aucun déchet. Parce que les dieux ne digèrent pas. Parce que les dieux n’excrètent pas. Ils ne font pas l’expérience de la pourriture. Heureux dieux.Nous n’aspirons qu’à être comme eux. Nous serions prêts à donner notre vie pour ça.
Des saintes qui n’allaient plus aux toilettes ? La suite au prochain article.
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A VOIR : Le court-métrage Nectar se trouve en bonus sur le DVD du film Évolution, édité par Potemkine.
Article sponsorisé par Tatiana
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Après la mort, Essai sur l’envers du présent, de François J. Bonnet, éditions de l’éclat, 2017.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER «MIEL SEXUEL» : «L’érotisme de la cire : un rêve d’éternité ?» ; «Du porno (drôle) pour sauver les abeilles ?» ; «Ouranos et le fantasme de la castration» ; «Contre quoi donnerais-tu ta vie ?» ; «Sainte Rita et le miracle de l’épine».
Merci à Saskia Walentowitz