Au début des années 2010, l’apparition de sites de rencontre qui «s’attaquent aux adolescents» suscite un mouvement panique : les jeunes vont-ils devenir libertins, consuméristes sexuels et
Au début des années 2010, l’apparition de sites de rencontre qui «s’attaquent aux adolescents» suscite un mouvement panique : les jeunes vont-ils devenir libertins, consuméristes sexuels et s’échanger des photos de cul «dans l’ignorance totale de leurs parents» ?
En 2013, la revue 24heures s’alarme de ce que les jeunes «possèdent désormais aussi leurs propres plateformes de drague sur la Toile» et (citant Stéphane Rose, auteur de Misère-sexuelle.com) dénonce une «hyper-sexualisation des comportements à un âge très précoce». Le site rencontre-ados.net, leader du marché, affirme alors avoir plus de 200 000 inscris, des garçons et des filles parfois âgés de 12 ou 14 ans qui, pour la plupart, n’ont même pas demandé l’autorisation de leurs parents (bien que cette autorisation soit requise par le webmestre). En janvier 2018, le site annonce triomphalement avoir atteint un million d’inscrits. Mais que font-ils sur ce genre de site ? Interrogé par Migros magazine, le psychologue Philip Jaffé, s’inquiète : «Les jeunes sont confrontés à une drague par technologies interposées, hypersexualisée et boulimique, où le côté catalogue de vente des sites de rencontres change la nature des rapports.»
Les sites et les applications sont accusés «d’avoir tué l’amour»
Dans un ouvrage qui résume dix années de recherche (Les nouvelles lois de l’amour: Sexualité, couples et rencontres au temps du numérique, aux éditions La Découverte), Marie Bergström, sociologue à l’Institut national d’études démographiques (Ined), déconstruit les mythes. La principale idée reçue, dit-elle, c’est qu’avec les services de mise en relation, «la rencontre singulière aurait cédé la place à la multiplication de partenaires sur Internet.» Faut-il vraiment croire que les sites encouragent un «libre marché des rencontres sexuelles» ? Réponse : non. 1. Chez les jeunes, aussi bien que chez les adultes, Internet reste un moyen de trouver l’âme-soeur. 2. Cette recherche d’un-e partenaire passe par des explorations bien sûr, mais ces explorations ne sont pas plus tâtonnantes sur Internet que dans la vraie vie. Les usages sexuels d’Internet s’inscrivent dans la droite ligne des parcours propres aux jeunes nés depuis l’invention de la la pilule.3. La seule différence c’est qu’Internet tend à renforcer la conformité aux normes sociales. Autrement dit, la génération Internet aspire peut-être bien plus à «se ranger» que celle de ses parents. 4. Elle y aspire tant qu’elle fait tout pour préserver le mensonge romantique de l’amour qui foudroie par hasard.
1. Sur Internet (comme dans la vie) le couple reste un idéal
«D’abord, l’époque contemporaine est toujours caractérisée par une norme conjugale forte, explique Marie Bergström. Pour les jeunes, le couple reste un idéal.» Cet idéal est d’ailleurs si pregnant que la plupart des sites affichent l’aspect romance : officiellement (et suivant un discours aussi convenable que convenu), les sites offrent de «trouver l’amour» ou «se faire des ami-es». Par opposition aux sites de «rencontres sexy», les espaces dits «sérieux» se veulent chastes et pudiques. Ils prohibent les photos suggestives. Sur le site rencontre-ados.net, le règlement stipule : «Pas de photos de vous dénudé ou de positions osées.» «Pas de photos en sous-vêtements.» «Il est strictement interdit de demander des plans cam/cul.» Officiellement, le site est donc parfaitement vierge de tout contenu «osé». Officieusement, c’est une autre affaire bien sûr : les filles et les garçons s’échangent librement des images… mais toujours dans le cadre de flirts. Le Web n’est, pour les jeunes, qu’un moyen supplémentaire de se socialiser. «Entre deux sorties en boîte, ils rêvent au coup de foudre numérique», résume la journaliste Viviane Menetrey (Migros magazine). Elle cite Jacques Marquet, sociologue à l’Université de Louvain et auteur de l’article «L’amour romantique à l’épreuve d’internet» : «Que l’on cherche l’amour sur internet ou en boîte, on aspire toujours à trouver l’élu.» Les idéaux n’ont donc pas changé. Les filles rêvent toujours du prince charmant. Les garçons cherchent toujours à séduire leur belle.
2.Sur Internet (comme dans la vie) garçons et filles s’initient à l’intime
Qu’ils se rencontrent en ligne ou en vrai, les jeunes reproduisent toujours les mêmes modèles : ils cherchent à élargir leur cercle et à se définir. Pour faire des rencontres, ils se mettent en scène… avec l’espoir de plaire. Ils «testent leur attractivité», souligne Marie Bergström, qui insiste sur l’aspect parfaitement «banal» des pratiques numériques : les 11-25 ans sont nés avec Internet. Pour eux séduire via un écran n’a rien de particulier. «C’est vrai surtout pour les plus jeunes pour qui Internet est désormais un lieu important de socialisation à la sexualité et à la vie affective. Donnant la possibilité d’aborder l’autre sexe – ou des personnes de même sexe – à distance et souvent de façon anonyme, les espaces en ligne permettent de jouer au jeu de la séduction sans s’y exposer complètement […] sans nécessairement chercher à poursuivre l’interaction hors ligne.» S’amusant à “draguer” – tout en se protégeant –, les jeunes s’exercent à faire la cour, s’initient à l’intime, apprennent à maîtriser les codes de séduction, explorent le domaine des possibles sexuels (1), font des expériences et «se mesurent aux modèles conventionnels de la féminité et de la masculinité» au fil d’un parcours tout ce qu’il y a de plus conforme à leur développement.
3. Sur Internet (plus qu’ailleurs), les jeunes se conforment aux normes
Leurs usages du réseau reflètent, sans surprise, des modèles de sociabilité classiques : pour les jeunes, Internet n’est qu’un outil comme un autre pour faire l’apprentissagedu monde adulte. «Il s’agit d’acquérir des savoir‐faire, d’apprendre à “se connaître” et de mieux savoir “ce qu’on veut”», résume Marie Bergström qui souligne cependant l’aspect ambigu de cette mise aux normes : alors même qu’ils utilisent les espaces de rencontre pour échapper au contrôle de la famille et des pairs, les jeunes se plient au contrôle (bien plus contraignant) du réseau et du collectif. Résultat : croyant se libérer, ils ne font guère que se soumettre aux stéréotypes. Si, d’un côté, Internet favorise la multiplication des «expériences», d’un autre côté Internet encourage le conformisme. Marie Bergström souligne que «le changement est frappant en premier lieu pour les femmes» : loin des regards et des jugements, elles s’autorisent des coups d’un soir et se font des sex-friends… sans jamais cesser de viser une «histoire sérieuse». «Il ne s’agit pas là d’une “inconstance” amoureuse», affirme la chercheuse, car «la vie de couple reste un horizon de vie» pour cette majorité de jeunes. Leur usage d’Internet est quasi-standardisé : ils se connectent d’abord par curiosité et «pour voir», puis s’entraînent à séduire, apprennent à reconnaître les conduites prescrites et celles qui sont proscrites, reproduisent les clichés de la fille qui se «fait draguer» et «résiste» et du garçon qui «drague» et «insiste»… avant, progressivement, de monter leur «projet conjugal». Ils sont bien sages, finalement, ces jeunes.
4. Sur Internet (comme dans la vie), l’illusion de l’amour prévaut
On aurait cependant tort d’assimiler cette sagesse ou ce conformisme à une forme froide de rationalité. Les jeunes internautes adhèrent tous à l’idéal romantique d’une rencontre fortuite, d’un coup de foudre, d’une passion spontanée… Ils y «croient». La meilleure preuve de cette foi en l’amour, c’est que les sites comme Meetic, Badoo,
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LIRE : Les nouvelles lois de l’amour: Sexualité, couples et rencontres au temps du numérique, de Marie Bergström, éditions La Découverte, 2019.
«Immersion dans les sites de rencontres pour ados», de Cécile Bouanchaud, Europe1.fr, 12 novembre 2013.
«A 20 ans, ils cherchent l’amour sur Internet», de Viviane Menetrey, Migros magazine, 2 avril 2013.
NOTES
(1) «Les usages sexuels d’Internet ont cela d’exploratoire qu’ils semblent ouvrir la voie à un élargissement du domaine des possibles sexuels. Cela passe par l’expérimentation d’identités alternatives permise par l’anonymat ou par le visionnage d’images ouvrant à d’autres pratiques sexuelles. Pour autant, les partages d’images sexuelles entre pairs tendent au contraire à renforcer la conformité aux normes sociales.» (Source : Construire, explorer et partager sa sexualité en ligne. Usages d’Internet dans la socialisation à la sexualité à l’adolescence, de Yaëlle Amsellem-Mainguy et Arthur Vuattoux, Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP), octobre 2018).
(2) L’homogamie est un concept sociologique qui veut que les partenaires d’un couple tendent à se ressembler socialement : ils ont à peu près le même niveau de diplôme, font à peu près la même chose dans la vie.