Les contrats de consentement sur smartphone sont non seulement dangereux mais douteux : peut-on réduire le désir à l'équivalent d'une prestation
Les contrats de consentement sur smartphone sont non seulement dangereux mais douteux : peut-on réduire le désir à l'équivalent d'une prestation de service ? Dans son essai “Du Contrat sexuel”, le philosophe Cédric Lagandré critique ce qu'il nomme une véritable mystification.
En 2018, le rappeur Nick Cannon fait scandale aux Etats-Unis lors d’une interview sur VladTV. Il affirme avoir trouvé la solution aux «gros problèmes» soulevés par le mouvement #MeToo : une application baptisée CNCNT (acronyme de «CoNsensual, CoNtractrual and Tested» et qui se prononce Consent), dont il annonce la commercialisation prochaine. Officiellement, cette app est censée «protéger les femmes des rapports sexuels non consentis via la signature d’une sorte de contrat virtuel», ainsi que le résume Léa Marie (journaliste à Slate). Nick Cannon, très fier de lui, explique que l’app permettra aux deux parties concernées de prendre une décision sur des bases saines. Avant de donner leur accord, les partenaires doivent en effet remplir un questionnaire : «Combien de partenaires ont-ils eu ? Ont-il déjà eu des MST ? Se sont-ils récemment faits dépister ? Autant d’informations qui permettront à l’autre personne de décider, en toute connaissance de cause, si elle souhaite s’engager dans une relation intime.»
«Et paf, c’est consensuel»
L’idée peut sembler bonne. Mais Nick Cannon se trahit : il raconte que le questionnaire comporte également des questions du style «Acceptez-vous la fellation ? la sodomie ? d’autres pratiques ?» En riant, le rappeur conclut : «J’appuie sur le bouton, elle appuie sur le bouton, et paf, c’est consensuel». Malaise. Léa Marie dénonce une app qui ne peut profiter qu’aux agresseurs sexuels. Aux Etats-Unis, les avocats soulignent qu’on peut très bien changer d’avis après avoir consenti. Mais il est difficile de se rétracter après une signature de contrat. On se sent pris en faute. On a honte de changer d’avis. Et si, malgré tout, on dit «Non» après avoir dit «Oui» ? Va-t-on rouvrir précipitamment l’application en plein milieu de la relation sexuelle pour cliquer «Je ne suis plus d’accord» ? Devant les juges, il sera de toute manière plus difficile de prouver que l’acte était forcé. Le soupçon de mensonge pèsera sur la victime, aggravant son sentiment de culpabilité, la dissuadant de porter plainte.
Un contrat sexuel pour protéger qui ?
En 2018, dans les médias, les avis sont critiques. L’application CNCNT ne voit jamais le jour. Presque deux ans plus tard, pourtant, les applications proposant des contrats sexuels se sont multipliées : Yes to Yes, Consensual, Yes is Yes, Consent Amour, Contentsy… La presse belge rapporte qu’elles obtiennent du succès jusque dans les Universités. «Si elles détruisent tout romantisme, elles permettent d’éviter tout quiproquo. “À l’heure des #balancetonporc sur Twitter et Facebook, il faut se mettre à l’abri (…) La méfiance est devenue générale” déclare un étudiant de Louvain-La-Neuve à La Capitale.» C’est dans ce climat de panique diffuse que les éditions PUF publient le livre d’un philosophe, Cédric Lagandré, qui éclaire utilement le débat. Intitulé Du contrat sexuel, cet essai rappelle quelques évidences d’une plume roborative : le désir sexuel est-il compatible avec la notion de «contrat» ? Quelles normes délétères se cachent derrière cette obsession de vouloir à tout prix «clarifier» les relations intimes ? L’auteur voit se profiler de dangereuses utopies (1) à l’horizon des app…
Le désir sexuel est-il compatible avec la notion de «contrat» ?
«Le contrat passé en amont du désir, avant le désir, est une négation de l’obscurité du désir, qu’il prétend soumettre à la clarté sans angoisse du marché», affirme Cédric Lagandré qui critique la démarche sur le plan logique : étant donné que le désir se nourrit des fantasmes, des attentes, des projections et des incertitudes concernant l’autre, il «contrevient à l’idée même du contrat, qui suppose la claire connaissance préalable.» Un contrat repose sur l’idée que l’on signe en sachant précisément ce à quoi l’on s’engage. «Si j’ignore ce à quoi je m’engage, ce n’est pas un contrat.» Le contrat par ailleurs suppose qu’une fois signé, il «oblige» la personne et la met en demeure de s’exécuter. Or le désir ne se commande pas. Comme le dit très bien Mymy, une journaliste de Mad’moizelle : «Je n’ai pas envie de dire via une appli à mon partenaire que je suis d’accord pour le sucer. Parce que si ça se trouve, à 2 centimètres de sa bite, j’aurai plus envie. Et ce qui compte, c’est que je me sente capable de lui dire, et qu’il soit prêt à l’entendre.»
Quelles normes se cachent derrière le «contrat» sexuel ?
Pour Cédric Lagandré, il y a derrière la notion de contrat un obscur idéal d’émancipation : «La forme contractuelle prétend affranchir le commerce amoureux des conditions troubles et difficilement déchiffrables de la séduction», dit-il, par allusion à cette obsession propre aux sociétés modernes de poser en modèle l’homme libre, autonome, responsable et performant. Un mâle, un vrai, sait ce qu’il veut et se donne les moyens de l’obtenir. Mais surtout : ses désirs (par opposition aux «pulsions» dites «passionnelles» de la femme) ne sont jamais aliénants. «Quand il joue à l’homme», l’homme se doit de traiter ses désirs comme de simples «envies», faciles à satisfaire, et qui n’entravent ni sa raison ni son libre-arbitre. «Le contractualisme relaie une conception parfaitement “virile” du désir, en contradiction avec l’expérience que fait toute femme, mais aussi tout homme, de l’incertitude, du trouble, quant à ce qu’il vise, quant à ce qui, à chacun, manque.»
Ne désirez-vous vraiment qu’«un moment de volupté charnelle licite» ?
A travers la notion de contrat, Cédric Lagandré critique surtout notre époque «qui s’efforce de neutraliser tout ce que la question sexuelle enveloppe d’angoissant et d’en contenir l’expression aux cabinets feutrés des analystes. La sexualité, n’est-ce pas cette occupation plaisante et somme toute plutôt saine, assez proche du sport, à laquelle toute femme et tout homme peuvent désormais se livrer sans péché et sans conséquence ?» Dénonçant l’équation sexe=bien-être qui domine notre société, le philosophe dénonce cette forme d’utilitarisme qui réduit la part du sexuel dans nos vies au seul «acte», si possible «jouissif » (c’est-à-dire profitable) et bien sûr «sans tabous» (c’est-à-dire hygiénique). Cédric Lagandré se moque : «Les interdits ne sont-ils pas pure superstition ? Et n’est-il pas anormal de vivre avec angoisse sa sexualité ?» Pour lui, cette volonté de transposer la logique marchande dans nos vies intimes relève d’une forme d’utopie éminement malsaine, l’utopie d’un monde délivré du doute.
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«Chacun conviendra que le désir n’est pas envie, claire et translucide envie, qui vise à travers notre corps un certain objet. Le désir est défini comme trouble.” (L’Etre et le néant, Sartre)
«L’eau ne trouble pas l’homme qui a soif ; une femme trouble l’homme qui la désire, quoi qu’il en dise lui-même pour se masquer son trouble.» (Du contrat sexuel, Cédric Lagandré)
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Du contrat sexuel, de Cédric Lagandré, PUF, octobre 2019.
NOTE : Poussant plus loin son analyse, le philosophe pose une hypothèse : la mode des «contrats sexuels», dit-il, est révélatrice de «ce qui apparaît de plus en plus nettement comme le grand projet moderne», à savoir la production d’«un Âge d’or, où l’individu serait à l’abri de toute angoisse (…) et en particulier des difficultés du rapport à l’autre». Cédric Lagandré nomme ce projet «l’asexisme», c’est-à-dire le refus d’accepter la réalité biologique du corps. «L’antisexisme nie à juste titre qu’il y ait une inégalité naturelle entre les sexes, ou que les dominations qui s’exercent dans le secret de la vie sexuelle puissent être transposées légitimement dans le champ social et politique sous la forme d’une répartition figée des tâches. L’asexisme va plus loin : il nie qu’il y ait même une différence entre les sexes, toute différence étant mise au compte de l’arbitraire culturel et de ses constructions.» L’analyse qu’il propose n’est malheureusement étayée que par un seul exemple. «Sur un plateau de télévision, sans qu’il y ait personne pour en rire, un militant LGBT s’indigne que le présentateur se permette de le désigner comme un homme. “Il faut questionner nos stéréotypes !” […] Constater simplement le sexe de l’autre est d’ores et déjà une violence, l’effet de stéréotypes culturels nauséabonds : il n’y a plus que des “genres”, ceux qu’on choisit dans le secret de sa vie sexuelle, et plus de sexe que la naissance nous impose. La détermination sexuelle n’a plus droit de cité, n’a plus le droit d’être publique.». Cet exemple unique est-il vraiment significatif d’un mouvement de fond «asexiste» ? Très discutable. Personnellement, la lecture de cet essai m’a parfois mise mal à l’aise, et je ne sais trop quoi en penser. Il se peut que la lecture d’un autre livre portant presque le même titre –Le contrat sexuel, de Carole Pateman, publié aux éditions La Découverte, en 2010 – apporte des éléments de réponse plus concluants.
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POUR EN SAVOIR PLUS : «Faudrait-il signer un contrat avant de faire l’amour ?» ; «App de consentement sexuel : danger !» ; «Contrat sexuel : simple comme un clic ?»
LA NOTION DE CONSENTEMENT :
«Pourquoi dire Non: pour exciter le mâle ?»
«Un gay vous drague: que faites-vous ?»