Illustration de Julien Serve (extraite du livre “Moi, la grue", de Barbara Polla & Julien Serve, éd. Plaine page, 2019.

Dans un livre intitulé “Moi, la grue”, Barbara Polla consacre aux grues

Illustration de Julien Serve (extraite du livre “Moi, la grue", de Barbara Polla & Julien Serve, éd. Plaine page, 2019.

Dans un livre intitulé “Moi, la grue”, Barbara Polla consacre aux grues de chantier une étude troublante mêlant l’image d’une femme qui fait «le pied de grue», en attendant ses clients, et celle d’une structure d’acier vacillante, symbole de nos rêves déséquilibrés.

Des grues de chantier on ne voit souvent que l’aspect négatif, celui d’une urbanisation rampante qui ronge les paysages. Mais parfois, leurs lumières clignotantes la nuit nous donnent envie de nous arrêter… Au bord d’un chantier désert, nous levons la tête : qui peut avoir le courage de monter tout là-haut ? Cette question, l’écrivaine et galieriste suisse Barbara Polla (qui fut aussi directrice de recherche INSERM, spécialiste en immunologie-allergologie et femme politique) se la pose depuis toute jeune. «J’ai toujours rêvé de rencontrer un grutier», dit-elle, sans se cacher d’être attirée par eux. «Je me disais, ce doit être fascinant, cette solitude en hauteur.» Pendant des années, elle rôde autour des chantiers, «espérant reconnaître le grutier parmi les hommes qui sortaient». Mais peine perdue. Ainsi qu’elle l’apprend plus tard, les grutiers ne se mélangent pas. Ce sont les aristocrates des chantiers. Leur métier est à haut risque. «Le soir ils grimpent sur leurs motos, s’en vont solitaires et rentrent chez eux. J’ai toujours aimé les motards, aussi», raconte Barbara.

Les grutiers sont les hommes d’une seule femme

Désespérant de jamais pouvoir assouvir sa curiosité, elle finit par demander l’aide d’une amie architecte qui joue les intermédiaires. C’était il y a quatre ans. Son premier grutier s’appelle Patrick. Elle le rencontre trois fois, puis se rend dans une entreprise de construction pour «faire ses classes». Elle peut enfin les voir au travail, leur parler, les suivre, se nourrir de leur étrangeté ; les grutiers sont des hommes à part. Ils n’ont pas le vertige et ils doivent apprendre à «danser» avec leur grue un ballet qui requiert de la manipuler comme une sorte d’exosquelette. Leur grue, ils l’ont «dans la peau», littéralement. «J’ai compris que je n’avais aucune chance. Les grutiers sont les hommes d’une seule femme». De ce travail de recherche, – et en collaboration avec l’artiste Julien Serve qui accompagne son texte de croquis au feutre noir – Barbara tire la matière d’un livre étrange, construit en forme de dialogue amoureux, mâtinée de regret et de frustration. Lui et Moi échangent des paroles. Lui, le grutier. Moi, la grue.

En patois, gruer signifie «attendre»

«Comme probablement parlent les grues, appuyées contre les murs des villes, une jambe repliée appuyée elle aussi sur le mur. Debout sur une seule jambe, en attendant Godot. Ce n’est pas par hasard qu’on appela les grues des grues : “gruer” ne signifie-t-il pas attendre ? Les grues attendent. Elles attendent le matin, toutes les nuits du monde. Nous avions tout notre temps. Et quand la joie d’attendre pâlissait, alors nous dansions.» Filant autour du métier de grutier la métaphore de la danse, Barbara glisse dans la trame poétique du livre des informations étranges. On apprend que certaines grues portent le nom de topless, quand elles sont sans tirants, et que le plus grand chantier de construction d’Europe se trouve à Aspern, en Autriche. «Quarante trois grues construisent ensemble un tout nouveau quartier, une ville en réalité, pour 20000 habitants et 20000 travailleurs. On dit qu’ensemble elles dansent Le Lac des Grues»

Tango du haut d’une grue

Ecoutant du Tchaïkovski au sommet de sa grue, le conducteur rêve qu’il participe à ces noces d’échassiers. Là-haut, à 130 mètres de hauteur, ça bouge. Les jours de grand vent, la grue fait tourner la tête : «Elle est toujours en déséquilibre. Elle penche en arrière du côté du contrepoids, et ne se retrouve à l’horizontale que lorsque la charge maximale est au bout de la flèche. Ses lests de base lui assurent une certaine stabilité; ses lests de contrepoids pèsent bien dix tonnes pour compenser les charges.» De fait, chaque grue peut tomber : «Il faut le goût du risque. Beaucoup ont peur. Pas nous. Nous les grutiers, pour la plupart, les vrais grutiers, on est motards aussi… cela va de pair, la grue, la moto. Les femmes, les grues, les motos, le risque. Le risque avec les grues, c’est comme les passagères sur la moto: le risque qu’elles tombent. J’aime pas ça. Le risque maximal, c’est au moment de la prise de la charge.»

Une danse liée au mythe du labyrinthe de Dédale ?

Les hommes des chantiers, Barbara boit leur parole. Cela se sent dans l’écriture, qui s’enroule presque sensuellement autour de ces figures de flèches, d’antennes et de potences aux mouvements vacillants… Toujours sur le point de basculer. «On dit de nous que nous sommes les solitaires du vertige», lui dit un grutier. Autrement dit : bâtir, c’est se perdre aussi. Chose étonnante, Barbara note qu’il existe une légende selon laquelle «Thésée, de retour de Crète, après avoir, grâce à Ariane, délivré les Athéniens du joug des Crétois, se rendit à Délos où il dansa avec les jeunes filles athéniennes une danse qui, en ce temps-là, était en usage et dans laquelle on imitait les tours et les détours du labyrinthe. On nomma cette danse, dans le pays, la danse de la Grue, parce ce que les danseurs dessinaient par leurs révolutions comme des vols de grues dans le ciel.»

Grue, érection, rêve de défier dieu

Pour célébrer la sortie de son livre, publié aux éditions Plaine Page, les bureaux d’architecture de l’Atelier Martel (20e arr. de Paris) organisent une exposition «Moi la grue» mêlant des photos de grues (signées par Guillaume Varone) et des oeuvres originales de Julien Serve, qui brode sur nos «utopies érectiles» , ainsi qu’il le dit : «Le motif principal est une reprise de la Tour de Babel comme représentée par Brueghel.» Pour mettre en lumière l’aspect masturbatoire de ce rêves d’érection – plus haut, toujours plus haut –, Julien Serve y «adjoint des mains» qui se mêlent aux tours et font enfler les édifices. «La Tour de Babel c’est aussi bien évidemment l’échec, le plafond sur lequel viennent s’écraser toutes les utopies qui tendent à prendre corps trop fort. C’est la dispersion des langages, des savoirs, des formes : c’est la débandade collective. C’est cette dispersion que je tente de rejouer au travers de multiples petits fragments dessinés disséminés dans les locaux de l’agence

Construire, dit-elle

Comme en réponse aux désirs des hommes, qui enflent puis s’accablent, et dont le mouvement constant vers le haut ne se décourage jamais, le chant d’amour de Barbara Polla fait écho : «C’est à chaque fois un bonheur quand il monte sur moi / À chaque fois une surprise / Et j’aime qu’il reste longtemps / C’est souvent quatre ou cinq heures à la fois…»

.

Article sponsorisé par Tatiana

 

plan cul rencontres afterwork sexfriends partouze

 Une entrée offerte au prochain afterwork sexfriends ici

 

Moi, la grue, de Barbara Polla & Julien Serve, éditions Plaine page, collection Les Oublies, décembre 2019.

A VOIR : exposition «Moi la grue», à l’Atelier Martel, du 15 décembre 2019 au 13 mars 2020, de 11h30 à 18h30, avec des oeuvres de Julien Serve (pas les dessins du livre mais d’autres oeuvres «architecturales») et les photos de grues de Guillaume Varone. Adresse : 8 bis, rue d’Annam, 75020 Paris.

A VOIR : exposition et lecture «Moi la grue», à partir du 7 mai 2020 à Genève, dans l’atelier d’architecture 3bm3.

POUR EN SAVOIR PLUS : «Pourquoi dit-on érection pour un gratte-ciel ?» ; «Le pénis est-il un mendiant ?»