Ghost rider 2, avec Nicolas Cage © Columbia Pictures et Marvel Enterprises

II y a des livres qui vous électrisent. “Moto notre amour”, de Paul Ardenne, fait bien plus que l’éloge des

Ghost rider 2, avec Nicolas Cage © Columbia Pictures et Marvel Enterprises

II y a des livres qui vous électrisent. “Moto notre amour”, de Paul Ardenne, fait bien plus que l’éloge des grosses mécaniques : il vous embarque dans une chevauchée sauvage, écumante de foutre et d’effroi.

Historien (Université d’Amiens), critique d’art, écrivain et auteur d’une trentaine d’ouvrage (parmi lesquels Extrême: esthétiques de la limite dépassée), Paul Ardenne fait gicler des phrases, pleine d’une envie contagieuse de vitesse. Dès le premier chapitre de Moto notre amour, on ne regarde plus les motos comme avant : des engins bruyants pour adeptes de heavy metal ? Livrant pour commencer la longue liste des hommes morts en moto, ceux qui étaient ses amis ou ses héros, Paul Ardenne corrige : c’est une monture instable, indissociable «des allégories de l’accomplissement et du danger qui peuplent la geste motocycliste, dans le lignage des romans de chevalerie». Celui qui la chevauche forme avec elle un étrange binôme, l’équivalent d’un centaure, mais schizophrénique, composé pour moitié de turbos rugissants, pour moitié d’un humain vulnérable.

Vous vouliez de la haute tension ?

«Quand on a conduit des motos surpuissantes dans l’unique but de les pousser à leur extrémité, on ne peut plus regarder ces machines sans pressentir en elles cette potentielle promesse d’orgasme dont elles sont les ambassadrices autoritaires.» S’il n’y avait pas le risque, le plaisir ne serait pas aussi vif, explique Paul Ardenne qui donne à cette évidence une profondeur singulière en faisant le récit personnel de ses «chutes» qu’il compare à celle des anges rebelles et d’Icare aux ailes fondues. Lui aussi s’est crashé, heurtant le bitume comme au ralenti, ou passant sous les roues d’une voiture en plein freinage, avant de rester immobile, le «sang s’écoulant à haut débit» de son corps dépecé. Cette vie que la moto rend si intense et vertigineuse, il faut en payer le prix. C’est celui que les motard «paient au culte de “Sainte Gamelle”, patronne des chutes motocyclistes.»

«Tu meurs-je meurs et vice-versa»

Opposant la «mort solidaire» à la «mort solitaire», Paul Ardenne note que la mort en moto présente ceci de singulier qu’elle ne s’effectue jamais seule : «la moto se désintègre, le corps se désintègre, […] la désintégration de l’un des éléments se révélant inconcevable sans l’autre.» C’est ce rêve de fusion, qu’elle soit orgasmique ou létale, qui traverse tout le livre et qui injecte dans les mots son côté haletant. Quand il roule, «le motard se meut dans l’air sans protection, le monde vient taper sur lui. Ni carrosserie ni climatisation. Seul avec les éléments, au milieu d’eux.» Il pourrait être nu qu’il ne serait pas plus désarmé. Exposé au soleil, au froid, au vent, le motard jouit de plonger vivant dans le vortex d’un monde traversé à plein régime, lorsque sa vision, rétrécie en tunnel, lui donne l’impression d’avoir un corps d’acier qui carbure et que ce sont «ses poumons, avalant de l’air à grandes goulées, qui gavent les injecteurs»

Stade du “miroir” dans un réservoir

Ce désir de fusion date de son enfance. À La Rochelle, gamin, il avait pris l’habitude de se réfugier dans un magasin de motos, lorsqu’ un jour, «une majestueuse BMW noire –une R50 à fourche Earles, à la peinture profonde– est passée devant moi, m’imprimant sur son réservoir. » Il se voit reflété dans l’acier. «Je serai dorénavant ce corps, pense-t-il, et je le serais sous cette forme-là, un reflet sur la surface spéculaire d’une moto.» Des années plus tard, il fait chromer le phare de plusieurs de ses machines afin de s’y mirer. Pour mieux leur appartenir. Pour ne faire qu’un avec elles dans le regard mouillé des passantes. Narcisse en quête de virilité ? Oui, dit-il, insistant sur l’image d’une machine qu’on «tient entre ses cuisses», assumant sans honte d’adhérer toujours au rêve romantique du rebelle qui roule «vite, fort, bruyamment» mais surtout «seul» avec sa machine, même lorsqu’il est en horde. Même lorsqu’il a une passagère.

Seul, même lorsqu’il a une passagère ?

Le magnétisme de la moto tient peut-être à cela : c’est un objet jaloux, possessif et qui isole son pilote. Pour Paul Ardenne, l’utilisation d’un système intercom sur une moto (le pilote et le passager peuvent discuter tout en roulant) relève de l’aberration, «tant elle contredit ce qui fait l’essence de la pratique motocycliste, à savoir la concentration de l’usager sur sa machine et sur lui-même.» Rouler implique le silence et tient de la liturgie. L’humain se recueille, à l’écoute du chant que produit sa machine. Puis vibre à l’unisson. Lorsqu’elle passe du bas régime clapotant de chalutier à la vitesse de 4500 tours/minute, celle «d’une furie mécanique emballée comme une vierge folle», il se sent possédé par les dieux.

Son aphrodisiaque ? Le chant de la moto

Les motos sont des musiciennes qu’on choisit à l’oreille, explique Paul Ardenne, énumérant l’extraordinaire variété des plaisirs acoustiques procurés par les machines, allant jusqu’à comparer les types de cylindrées, les blocs moteur, les valves du pot d’échappement, avec une passion vibrante. L’intensité de son plaisir atteint son sommet dans les tunnels. Ces lieux sont un «miracle», offrant «la possibilité de créer, avec sa seule poignée des gaz, un espace double. D’une part, l’espace du déplacement proprement dit […] et de la projection sonore projetée en avant de la course de la machine. D’autre part, l’espace du son, qui naît d’un autre déplacement physique, volume créé par l’onde sonore», qui ne correspond pas au premier, procurant la même griserie qu’un shot ou qu’une hallucination.

Peut-on «faire l’amour» à une moto ?

Il est aussi beaucoup question dans ce livre du commerce que la moto entretient «avec le corps de celui qui la conduit», des rêves sexuels étranges qu’elle suscite, des caresses intimes qu’on lui réserve et des jeux triangulaires, remplis d’ambiguïté, que la machine favorise. C’est un roman d’amour avec des scènes explicites, traversé d’une pluie de fulgurances et qui prend parfois les allures d’un testament. Si l’on se sent un peu à bout, triste, démotivé, «en panne», il faut plonger dans ce bain de mots parce qu’ils transmettent le goût de la peur et de l’envie, «l’un et l’autre positionnés juste là, sous le réservoir et sous mon cœur.»

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Moto notre amour, de Paul Ardenne, avec une postface de l’anthropologue (et motard) Franco La Cecla, Flammarion, 2010.

Il semblerait que le livre n’ait pas été réédité (il n’est plus dans le catalogue de Flammarion), dépêchez-vous de l’acheter avant que tous les exemplaires aient disparu.

Merci à Barbara Polla