Au Japon, les VTubers les plus
Au Japon, les VTubers les plus populaires sont des jolies filles style manga dont personne ne connait l’identité. Généralement, il s’agit d’hommes… mais cela n’entame pas leur succès. Au contraire.
En 2016, le phénomène du VTubing prend son essor avec la star du «virtual streaming» : Kizuna Ai, un personnage sexy en 3 dimensions. Son nom peut se traduire «le lien (kizuna) de l’amour (ai)». Kizuna Ai est officiellement présentée comme une intelligence artificielle (AI). « Je ne suis pas humaine», prétend-elle. Evidemment, personne n’est dupe : quelqu’un anime cette marionnette numérique. S’agit-il d’un homme ou d’une femme ? Le 24 avril 2020, le secret de polichinelle est enfin révélé. C’est une actrice, Nozomi Kasuga, qui donnait vie au personnage. Mais à l’échelle de ce qui, entre-temps, est devenu une gigantesque industrie, Nozomi fait figure d’exception. Les femmes sont rares dans le milieu, surtout celui des amateurs. Ainsi que le dévoilent deux VTubeuses japonaises, créatrices d’un groupe de recherche appelé Holographic (dans une conférence diffusée sur le site du musée du quai Branly), « au Japon, la majorité des utilisateurs de technologies VTuber sont des hommes qui empruntent l’apparence de belles jeunes filles ». Certains de ces hommes se définissent d’ailleurs comme ba-bi-niku, un mot qu’on pourrait traduire «incarnation (juniku) en jolie fille (bishôjo) virtuelle (bâcharu)». S’agit-il de travestissement ?
Vtubing = travestissement high-tech ?
Oui, répondent les créatrices de Holographic. Les ba-bi-niku sont des hommes qui utilisent l’avatar pour changer de sexe de façon temporaire. C’est très proche du maquillage, disent-elles : on peut mettre un maquillage, puis l’enlever. On peut «enfiler» un avatar, puis l’ôter. La seule différence, c’est que l’avatar dissimule le corps de la personne qui le «porte» et le rend méconnaissable, comme par un coup de baguette magique. « Si vous aviez la possibilité de choisir une apparence et une existence totalement différentes de la vôtre, lesquelles choisiriez-vous ? » Grâce au VTubing, vous pouvez «devenir ce que vous voulez », affirme Holographic : une machine, un magnifique animal, une femme, un séduisant jeune homme. C’est à vous de l’inventer. Les VTubers, de fait, se font une gloire de créer leur propre avatar qu’ils dessinent sur un écran (en 2D) ou modélisent (en 3D) et qu’ils considèrent comme une extension d’eux-même, la chair de leur chair (1). L’avatar qu’ils ont fantasmé, puis créé de leurs propres mains est, à ce titre, le miroir le plus authentique de leur véritable Moi.
Le corps de rêve est «plus vrai» que le réel
Pour certains VTubers, «le corps avec lequel on naît ne reflète pas vraiment qui on est ». Certains posent la question : entre le corps de chair, attribué au hasard des croisements génétiques, et le corps numérique, fruit d’un choix personnel, lequel est un mensonge ? Lequel est le vrai ? Dans un entretien passionnant –sur le site Grape Japan–, le journaliste Ben K. demande à une des plus célèbres VTubeuse du Japon : s’efforce-t-elle de dissimuler qu’elle est, en «réalité», un homme ? Nem répond : « Je dois faire attention quand je me penche, sinon les internautes voient ma culotte. Plaisanterie à part, non, je ne fais aucun effort. La jolie fille, ce n’est pas quelque chose qu’on interprète, c’est soi-même. » Ben K. interroge ensuite Takurô, artiste de kigurumi (2), créateur de la compagne Hyokkame. Takurô lui aussi se travestit, mais sans l’aide d’un avatar. Pour changer de sexe, il enfile une tenue qui le recouvre intégralement, sans laisser apparaître un centimètre de peau. « Beaucoup de gens créent un costume pour exprimer une part de leur identité », explique Takurô. Il est donc essentiel que ces gens cachent leur «corps d’origine».
Le sexe de naissance relève de la contingence
Dans le milieu du kigurumi, il est mal vu de demander si «la personne à l’intérieur» (naka no hito ) est un homme ou une femme. «C’est un tabou», affirme Takurô, car le secret doit être gardé. S’il n’y avait pas de secret, la «jolie fille» perdrait son charme… C’est en tout cas ainsi que raisonnent une partie des fans. Bien qu’ils ne soient pas dupes, ils préfèrent investir cette zone de flou et de non-dit pour rêver leur idole. Bien qu’elle ait publiquement révélé être un homme, Nem comprend leur goût du mystère : « Personnellement, je pense que le terme ba-bi-niku est dommageable car il précise le genre de la personne à l’intérieur, alors que cela ne devrait avoir aucune importance. » Pour Nem, chaque individu étant à la fois mâle et femelle, cela ne rime à rien de savoir quel est son sexe de naissance. Cette opinion semble partagée au Japon. Pourquoi ne pas se fier uniquement aux apparences ? Si une personne emprunte un corps féminin, n’est-ce pas pour exprimer sa féminité intérieure ?
«Voulez-vous voir le corps physique des des VTubeuses ? »
Le sexe réel ne compte pas : pour les fans, il semble que cette opinion soit très largement partagée. En mars 2020, le propriétaire d’un avatar nommé Namonaki (littéralement «pas de nom non plus») poste sur son compte Twitter le résultat d’un sondage : «Voulez-vous voir le corps physique des VTubeuses ?».
おはようございます。今、VTuberの体出しについて考えてて、一体どこまで許容されうるのか、皆さんのイメージをお聞かせ願えればなと思います。皆さんは、VTuberがリアルの身体を動画に出す場合、どこまでならそのキャラクターのイメージを壊さないでいられる(端的に言えば「許せる」)でしょうか? — なもなき@エンジニア修行中 (@Nam0naki_) March 25, 2020
Sur les 1248 sondé-es, 31,5% répondent « Non». 24,1% répondent : «Juste les mains et les pieds». 13,1% répondent : « Tout le corps sauf la tête». 31,3% répondent : «Tout le corps, même la tête, c’est OK ». Dans leur grande majorité, les fans de VTubeuses n’ont pas trop peur de se confronter à la réalité, mais préfèrent –autant que possible– laisser le corps biologique dans l’ombre. Ils admettent que la «belle fille» puisse être animée par un homme, et cela certainement lui donne un charme supplémentaire, mais pour que le charme opère il s’agit de laisser la «belle fille» occuper le devant de la scène. C’est son corps à elle qui compte, car il est l’expression d’un désir. C’est elle dont ils tombent amoureux.
.
Amoureux d’une «belle fille virtuelle», est-ce possible ? La suite prochainement.
.
Article sponsorisé par Tatiana
Une entrée offerte au prochain afterwork sexfriends ici
«Being Bishōjo: A dialogue between independent Vtuber Virtual Bishōjo Nem & kigurumi artist Takurō», entretien réalisé par Ben K, avec la collaboration de Ludmila Bredikhina, pour la revue Grape Japan, 15 juin 2020.
Article sponsorisé par Tatiana
Une entrée offerte au prochain afterwork sexfriends ici
Défense du secret, d’Anne Dufourmantelle, manuels Payot, 2015
Article sponsorisé par Tatiana
Une entrée offerte au prochain afterwork sexfriends ici
des interviews sur Grape Japan, comme celle de Junji Ito et plus.
A VOIR : Chaine YouTube de Holographic / Comptes Twitter des deux créatrices de Holographic : Juriko じゅりこ : https://twitter.com/@Juliconyan et Yôhen よーへん : https://twitter.com/@361Yohen
A VOIR : Compter Twitter de Hyokkame / Hyokkame official website / Hyokkame sur Instagram
A VOIR : Chaîne YouTube de Nem / Blog de Nem : 人類美少女計画 World Bishōjo Project / Nem est l’auteur d’un roman : 『仮想美少女シンギュラリティ』«Virtual Bishōjo Singularity» / Produits dérivés en vente sur la boutique de Nem
POUR EN SAVOIR PLUS : les conférences du colloque international “Desired Identities. New Technology-based Metamorphosis in Japan”, en accès libre sur la Chaine YouTube du musée du quai Branly-Jacques Chirac. Ce colloque aborde le phénomène “kyara-ka” (transformation en personnage fictif) ainsi que les stratégies et pratiques numériques liées à la présentation de soi : avatar, vocaloid, e-cosplay, VTubing... Organisé par le groupe de recherche européen EMTECH, en collaboration avec le département de la recherche du musée du Quai Branly, ce colloque se déroulait en LiveStreaming les samedi 27 et dimanche 28 juin 2020.
POUR EN SAVOIR PLUS : Port du masque : danger, perte d’identité ? ; Faire «l’expérience d’un allaitement virtuel» ? ; Qui se cache derrière cette fille ? ;
NOTES
(1) J’omets ici sciemment le cas des avatars créés de toutes pièces par des compagnies puis confiés à des acteurs ou à des actrices sous contrat : l’avatar en question reste alors propriété de la compagnie qui peut, à sa guise, renvoyer l’acteur si celui-ci demande une augmentation ou baisse en productivité. Ces avatars-là sont l’équivalent de personnages de super-héros qui sont confiés à des équipes de dessinateurs différentes.
(2) La tenue appelée kigurumi se constitue d’une fausse peau en lycra (zentai), de vêtements féminins et d’un casque reproduisant une tête de personnage inspiré par l’esthétique manga.