Aux Etats-Unis, l’expression «Insurrection beta» (Beta uprising) sert de cri de ralliement aux mâles beta. Les mâles beta sont des losers frustrés rêvant de changer le monde :
Aux Etats-Unis, l’expression «Insurrection beta» (Beta uprising) sert de cri de ralliement aux mâles beta. Les mâles beta sont des losers frustrés rêvant de changer le monde : faire des femmes leur esclaves sexuelles, par exemple. À défaut, les tuer.
À chaque tuerie, cela recommence. Chaque fois qu’un homme identifié comme mâle beta, massacre des femmes afin de se venger, des dizaines d’autres applaudissent l’événement. Bien fait pour ces «salopes […] incapables d’aimer» ! Ils tiennent les femmes pour uniques responsables de leurs échecs amoureux, de leur frustration sexuelle ou de leur virginité. Elles «prennent plaisir à malmener, moquer ou humilier des hommes dès qu’elles le peuvent», raconte certains internautes, qui s’estiment trompés et dupés par ces «menteuses pathologiques». D’autres en appellent à la révolution. Ils prônent un soulèvement massif des célibataires. Si tous les hommes frustrés sortaient dans la rue, les femmes n’auraient plus qu’à trembler, disent-ils.
Le phénomène semble si préoccupant que des vidéos de prévention sont maintenant diffusées sur Internet. Tel est le court-métrage Evan’s day of retribution ci-dessous, avec sa fin très dramatique.
Les commentaires de cette vidéos (0) sur YouTube laissent rêveurs : «La fin était si bonne que je me suis levé et j’ai applaudi. Je suis seul chez moi», «Quand il y a des mâles beta autour de vous, méfiance», «Quoi, les massacres à l’école sont interdits à nouveau ?», «Bon, quand est-ce qu’on la fait notre insurrection Beta ?».
Mais au fait, que signifie beta ?
A quoi reconnait-on un mâle beta ?
Beta se dit d’un raté. Le mâle beta est le contraire du «mâle alpha» (prédateur) ou bien il aspire à en devenir un, mais sans y parvenir. Le mâle beta s’identifie à Pepe la grenouille, personnage créé en 2005 par l’auteur de BD Matt Furie. Pepe est un adolescent à tête de grenouille qui aime jouer aux jeux vidéo, manger des pizzas et traîner avec ses amis. Beaucoup d’internautes ont fait leur mascotte de ce personnage falot (1). En 2008, le visage béat de Pepe la grenouille est réutilisé sur le forum de discussion 4chan et devient un meme. Rapidement décliné en plusieurs versions, il est érigé en symbole de la frustration, de la nullité et de la tristesse que ressentent les mâles beta. Pour toute une génération d’exclus, Pepe sert d’exutoire : le sad Pepe (Pepe triste) est utilisé pour illustrer des récits de honte et d’échec, notamment face à de jolies filles. Le smug Pepe (Pepe suffisant) accompagne des propos anti-establishment et bien-pensance, mixant racisme, sexisme et potacherie. Le angry Pepe (Pepe colérique) souligne la virulence d’un post qui prône la mise à mort des normies (les gens normaux). «Sous toutes ses formes, la grenouille représente les affres des internautes, qui l’utilisent pêle-mêle pour parler de leurs déboires amoureux, de leur timidité en public, de leurs envies suicidaires, ou simplement pour raconter une histoire drôle», explique la journaliste Lucie Ronfaut dans Le Figaro.
Les spaghettis de maman tombent de mes poches en public
La popularité de Pepe coïncide avec l’expansion d’une communauté sur 4chan qui possède son propre site de partage d’images appelé r9k. R9K se lit «Robot 9000». Créé à l’origine pour tester un logiciel, r9k s’est transformé en repère de mâles beta qui se désignent parfois comme des robots, parce qu’ils ont l’impression de ne pas être humains. «Leur vie n’est pas une existence», se plaignent-ils. Inhibés, chômeurs, semi-autistes, dépressifs, anxieux, asexuels ou autre, tous ces hommes partagent en ligne leur misère, se soutiennent entre eux et échangent des images qui illustrent leurs états d’âme. Leshistoires qu’ils se racontent sont appelées greentexts, par allusion à une technique de citation courante sur 4chan (qui consiste à souligner de vert). Les greentexts des mâles beta sont des histoires qui mélangent des souvenirs d’enfance perturbants, des histoires d’humiliation et des récits d’échec honteux avec les femmes. Certains de ces greentexts sont construits comme des poèmes surréalistes. Il y ceux qui finissent avec la phrase «Mom’s spaghettis» (2) et qui racontent un moment terriblement embarrassant qui s’achève lorsque le narrateur brusquement perd en public tous ses moyens : les spaghettis que sa mère lui avaient préparées tombent en cascade de ses poches…
«C’était mon privilège»
D’autres greentexts mettent en scène de façon ironique le système patriarcal. Ceux-là s’achèvent sur la phrase «It was my privilege» (3). Un exemple : «Rendez-vous avec une fille. Je l’amène dans un chouette restaurant. Elle commande un cocktail de crevettes et plusieurs boissons. Je demande l’addition. Le serveur place l’addition devant moi, pas devant elle ni au milieu de la table. Une expression d’horreur traverse le visage de la fille. Je place ma carte de crédit sur l’assiette. Elle se met à trembler. Des larmes coulent de ses yeux. Je vois qu’elle est paralysée par la peur d’êtreainsi opprimée. De façon chauviniste, je positionne ma carte devant moi, la mettant au défi de réagir. Le pouvoir que je ressens à opprimer cette femme m’électrise. […] Le serveur revient et emporte ma carte. Tout est perdu maintenant. Les hommes aux autres tables se lèvent et applaudissent. Les femmes se mettent à crier et pleurer. Je sens mon pénis en érection qui soulève la table. Je demande à la femme “As-tu aimé ton repas ?”. “O-oui… merci”, répond-elle derrière le voile de ses larmes. Je me penche et un sourire diabolique, patriarcal, me fend le visage. Je lui réponds : “C’était mon privilège”»
La révolte des revanchards
Ces histoires narquoises mettent généralement en scène les femmes comme des personnes qui ne savent pas ce qu’elles veulent : pourquoi les prétendues «filles libérées» continuent-elles d’exiger qu’on leur paye le restaurant ? Pourquoi celles qui assimilent la galanterie à du «chauvinisme mâle» préfèrent-elles sortir avec des hommes plus âgés et plus riches ? Pourquoi aiment-elles regarder Pretty Woman ou lire 50 nuances de Gray alors qu’elles crachent sur la phallocratie ? Les mâles beta dénoncent ces contradictions comme autant de preuves que les femmes ne méritent aucune pitié. Et c’est là que les choses se corsent. Certains greentexts attisent le feu de cette colère avec des images de Pepe armé jusqu’au dent, préparant un attentat tAttentioniste ou sortant le couteau pour se faire justice. Cette colère est d’autant plus forte que le mépris pèse lourd sur les laissés-pour-compte de l’Amérique triomphante. Le contexte ultra-libéral –réussir ou périr– accentue les inégalités jusqu’au point de rupture. Non seulement les mâles beta souffrent de ne pas être séduisants, sûrs d’eux, ni populaires, mais ils souffrent d’être ostracisés. Le mépris qui les frappe (et maintenant la méfiance panique) exacerbe d’autant leur colère.
Distribution des «salopes» entre mâles
L’expression la plus frappante de cette rage c’est un cri : «Reeeeeee», associée à l’image du angry Pepe sur fond rouge sang. Ce cri est celui que poussent certaines espèces de grenouilles en situation de danger (4). Il est plaqué sur des images qui montrent les mâles beta (le visage recouvert par une tête de grenouille) réduire le pays à feu à sang. Ces scénarios jouissifs montrent également le sort réservé aux femmes : ligotées, mises en esclavage, elles sont équitablement «distribuées » entre tous les mâles beta afin qu’ils puissent enfin jouir de leurs prérogatives.
Aux Etats-Unis, ce scénario d’apocalypse érotique fait des émules : des murs sont taggés à l’effigie de Pepe, accompagné de slogans vengeurs , des vidéos de haine sont postées sur YouTube (fucking normies), des images circulent sur Internet sous le nom de beta uprising. Difficile de savoir s’il faut prendre au sérieux ces mises en scène très… expressives. Elles visent peut-être autant à créer un micro-climat de panique qu’à se donner l’impression exaltante qu’on fait partie d’un «mouvement». Ceux qui produisent ces images se définissent d’ailleurs volontiers comme des adeptes du Lulz, le «comique de cruauté». Lulz est la version «méchante» de lol (laughing out loud) et désigne le fait de se réjouir du malheur des autres. Un massacre ? Lulz. Une tuerie ? Lulz. Mais jusqu’où peut aller le fun ?
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Article sponsorisé par Tatiana
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La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, de Francis Dupuis-Déri, éditions du Remue-Ménage, 2018. Sortie en librairie en France le 24 janvier 2019.CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN QUATRE PARTIES : «La crise de la masculinité n’existe pas»; «Faut-il tuer les garces blondes et gâtées ?» ; «Insurrection Beta : rêve érotique sanglant ?» ; «École de la masculinité: bonne ou mauvaise idée ?»
NOTES
(0) Certains des commentaires que j’avais relevés et traduits il y a trois mois semblent avoir été supprimés. Bien que la page ait été expurgée, les commentaires restants sont explicites.
(1) Les male beta s’identifient aussi parfois à Wojak, un homme au crâne rasé, à l’air mélancolique, créé sur MS Paint et qui est fréquemment associé à des émotions tristes. Il est appelé le feels Guy, «l’homme qui ressent», et parfois représenté serrant quelqu’un contre lui : «I know that feel bro» (Je sais ce que tu ressens, frère). Parfois, il est associé au Beta uprising, c’est-à-dire préparant un massacre de femmes.
(2) «Mom’s spaghetti» fait allusion au tube d’Eminem.
(3) En 2013, pour confirmer de façon sarcastique le préjugé qui les frappe, certains auteurs brodent des greentexts autour du mot «Meinprivilege».
(4) La première vidéo d’une grenouille hurlant «Reeeeeee», datée de 2009, dépasse les deux millions de vues durant les 6 années qui suivent. La bande-son de ce cri est fréquemment réutilisée par les mâles alpha pour leurs vidéos de Beta uprising.
POUR EN SAVOIR PLUS : Une excellente analyse du phénomène par Maïa Mazaurette (Le Monde) : «La misère sexuelle et une construction sociale, et elle fait des ravages» + Un article publié sur le blog An2000 de Libération, par Vincent Glad, sur le mouvement des Incels (célibataires involontaires) : «Qui sont les Incels, dont se revendique le tuer de Toronto ?»