Maniak, Jacula, TAttention, Lucifera… Dans les années 1970, l’éditeur Elvifrance inonde les
Maniak, Jacula, TAttention, Lucifera… Dans les années 1970, l’éditeur Elvifrance inonde les kiosques de BD en petit format, mêlant sexe pervers, humour potache et horreur. Choquantes ? Vulgaires ? Oui, mais pas que. Un livre d’art dévoile le meilleur de ces images offensantes.
Des bandes dessinées de mauvais goût, imprimées au rabais et vendues à bas prix. Voilà ce que l’on retient en général des productions Elvifrance. Dans un ouvrage magnifiquement illustré –Pulsions Graphiques–,Christophe Bier réussit le tour de force de nous faire changer d’avis. Journaliste des marges, animateur à l’émission Mauvais Genre et collectionneur assidu, il se passionne pour les photos de nains au cinéma et pour l’histoire du porno. Mais aussi pour les mauvaises moeurs. Il possède 99,98 % de la production Elvifrance, dont il a sélectionné comme il dit «le meilleur du pire».
«Le meilleur du pire»
Son livre regorge d’images étonnantes –400 couvertures et doubles pages intérieures– qui n’ont rien perdu de leur pouvoir de perturbation, ni de leur éclat. Un texte passionnant de 80 pages restitue l’histoire de ces perles graphiques. Tout commence, dit-il, dans la France puritaine dirigée par le général de Gaulle. A cette époque, les sextoxs sont illégaux. La nudité est gommée dans les revues. Les films de José Bénazéraf et de Max Pécas interdits aux mineurs. En 1964, la BD Barbarella (de Jean-Claude Forest) est frappée d’une triple sanction par les censeurs qui ont l’oreille du Ministère de l’Intérieur. C’est dans ce contexte verrouillé que les premiers fumetti italiens commencent à pénétrer la France.
1962 : naissance des BD pour adultes italiennes
Les fumetti neri, «BD noires mêlant la violence, l’amoralité et l’érotisme» apparaissent en Italie dès novembre 1962 avec la célébrissime série Diabolik, dépeignant les exploits d’un séduisant criminel, à la plastique soulignée par une combinaison noire parfaitement moulante. Succès oblige, Diabolik est rapidement suivie par d’autres séries du même genre (à la gloire des malfaiteurs) : Fantax, Mister-X, Demoniak, Sadik, Zakimort, Masokis… Sans oublier Kriminal et Satanik, dessinés par le grand Magnus. «La France, à son tour, est gagnée par les méfaits des amateurs du K, du X et du Z – ne manque que le Y. Les premières traductions de ces “pockets pour adultes” datent de mai 1965, avec Mister-X. Les titres sont éphémères, mais prolifèrent. Le marché français de PFA s’organise, malgré les interdictions.»
PFA, c’est quoi ?
Petits formats pour adultes. Bier cite la définition qu’en donne Yves Grenet (auteur d’une «pharaonique» recension des PFA français) : «Périodiques de bandes dessinées en noir et blanc aux couvertures couleur, de format poche (13 × 18 cm) et à dos carré. Romans dessinés faits par des adultes réservés aux adultes. Imprimés en quantité industrielle sur du papier et carton bon marché, ils sont populaires par leur prix et distribués en kiosque des années soixante aux années quatre-vingt-dix.» Ces BD misent tout sur l’érotisme et la violence. Les femmes y sont soit des proies, soit des dominas. Victimes dénudées de force ou femelles sadiques, elles font la couverture des PFA dans des positions qui frappent l’oeil.
L’histoire d’Elvifrance
En France, un homme s’intéresse à ces BD scandaleuses. Il s’appelle Georges Bielec (1936-1993). D’abord comédien (on le voit brièvement dans Une aussi longue absence d’Henri Colpi, 1960), il fait ses classes au service des ventes de L’Express en 1961 puis entre dans le groupe Filipacchi, où il participe au lancement de Pariscope.En 1968-1969, Canal le nomme directeur de publication dans une maison chargée de publier la version française de quelques fumetti. C’est là qu’il fait la connaissance des éditeurs italiens «Giorgio Cavedon et Renzo Barbieri, qui se sont associés en 1966 pour créer à Milan la Erregi (des initiales de leurs prénoms, R e G), officine de fumetti per adulti parmi les plus populaires.»
Un cheval de troie
Giorgio et Renzo en ont assez d’être floués par les éditeurs français qui republient certains de leurs titres sans payer très scrupuleusement les droits d’auteur. «Exaspérés d’être floués mais résolus à ne pas perdre le lucratif marché français, Cavedon et Barbieri fondent Elvifrance, SARL enregistrée en France au registre du commerce le 28 avril 1970, filiale d’Elvipress. Ayant apprécié le professionnalisme de Bielec, ils le propulsent à la tête de leur cheval de Troie. Ils lui laisseront une totale liberté d’action. Choisissant lui-même les BD à traduire, puisant dans la riche production italienne, y compris parmi les concurrents de la maison mère, Bielec est l’authentique éditeur d’Elvifrance.»
Salopes fatales et lesbiennes sanglantes
Le 19 juin 1970 sortent dans les kiosques de l’Hexagone les n°1 d’Isabella et de Jungla, deux salopes fatales rejointes en octobre par Jacula, la reine des vampires. «L’époustouflante saga d’Elvifrance ne fait que commencer. S’affirmant comme le leader français du PFA pendant près de vingt-deux ans, écrasant par sa qualité et sa longévité tous les concurrents, elle inonde les points de vente grâce à la pugnacité d’un homme qui mena une bagarre acharnée contre la Commission de surveillance.» Totalisant 744 interdictions, à des degrés variés, Bielec devient l’éditeur le plus censuré de France.
A l’assaut des censeurs
Bien qu’il coupe les cases les plus «gratinées» des BD d’origine (ainsi que le formule joyeusement Christophe Bier), Bielec ne ménage pas ses ennemis, les censeurs. Les séries qu’il publie sont remplies de femmes aux sexualités déviantes, bi-sexuelles accros à la double pénétration, et de scènes d’orgies avec des cadavres. Son audace dépasse les bornes. Très vite, les représailles tombent : interdiction d’exposition en kiosque. Il doit constituer son propre réseau de distribution. Peine supplémentaire : il est soumis au «dépôt préalable». C’est-à-dire qu’il doit déposer chacune de ses publications «en trois exemplaires, au ministère de la Justice» et attendre pendant trois mois l’autorisation de les distribuer. S’il n’obtient pas l’autorisation, il doit pilonner tous les exemplaires imprimés.
Les bidasses ont du succès
Christophe Bier lui rend hommage : «N’importe quel autre éditeur de PFA se serait écroulé, exsangue. Lui a bravé le monstre dans les yeux, se soumettant au dépôt préalable pendant vingt ans sans jamais rendre les armes.» Par quel miracle ? «Son opiniâtreté ne suffit pas à expliquer sa résistance», explique Bier qui souligne l’extraordinaire succès populaire de ces BD pour prolos : la survie d’Elvifrance tient avant tout à «l’engouement du lectorat, excité par les infernales créatures, les bipasses tombeurs de ces dames et les nymphomanes friponnes qu’elle lui offre tous les mois.»
Sexisme grossier ?
Bielec en a bien conscience qui compose lui-même les slogans vendeurs de ses numéros : «le machin extra pour oublier le grand boxon et se fendre la pipe même quand on est dans la merde». Le tirage moyen est de 60 à 80 000 exemplaires par titre. Il s’adresse à la France d’en bas. La France qui rame, la France qui fantasme sur des trucs crades, la France qui veut du nichon (1). Avec les séries d’Elvifrance, les amateurs de gaudriole en ont pour leur argent. On aurait cependant tort de les dénigrer. Toutes machos qu’elles soient ces BD grossières méritent d’être relues, voire réhabilitées. Elles reflètent une vision grotesque de la société, dont elles renversent les valeurs avec un goût marqué pour le loufoque et pour l’interdit. Catharsis ? Peut-être. Dans les années 1980, lorsque le porno se démocratise, Elvifrance perd toute raison d’être. Son lectorat disparaît en même temps que la censure et Bielec jette l’éponge en 1992.Il meurt un an plus tard. Pour Christophe Bier, rendre hommage à Elvifrance, c’est avant tout dresser une page de notre histoire, celle d’une culture populaire qui se repaît de femmes à gros seins, exutoires sexuels et proies faciles, parce que c’est le contraire de la réalité.
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NOTE (1) Un sondage révèle qu’une des séries-phare d’ElviFrance –Salut les bidasses– compte 82,5 % de lecteurs hommes (dont 47,5 % de contremaîtres- ouvriers spécialisés, 51 % de 18-24 ans) contre 17,5 % de femmes.