Le 4 février marque le retour du printemps au Japon. Pour l’accueillir proprement, il faut d’abord se purifier, chasser le mal, bannir les démons. Comment faire ?
Le 4 février marque le retour du printemps au Japon. Pour l’accueillir proprement, il faut d’abord se purifier, chasser le mal, bannir les démons. Comment faire ? En buvant une boisson à la pêche.
Au début de l’année, c’est purification partout et par tous les moyens au Japon.Durant les 5-6 premiers jours de janvier, il est d’usage d’acheter une flèche Hamaya (flèche tueuse de démon) pour l’installer dans la direction du nord-est, la porte des démons, afin de les bloquer. Dès le 7 janvier, dans les supermarchés, il y a des promotions sur le Coca cola goût pêche.Ce Coca a été lancé l’année dernière, en série limitée. Sa vente s’arrête au début du printemps.Il resurgit en 2018, toujours en série limitée, à la faveur des cérémonies qui préludent au printemps parce que la pêche est un fruit qui écarte le mal.
La pêche exorcise le mal
Sur Internet, des sites consacrés aux vertus comparés des différents Cocale répètent : «La pêche est un fruit sacré qui exorcise le mal» (Momo wa jaki o harau shinseina kudamono). Donc ce Coca – bien qu’il soit imbuvable – est néanmoins très bu ici.Les rayons de supermarché débordent d’ailleurs de toutes sortes d’autres boissons goût pêche, y compris des bières, ornées de motifs roses comme la couleur du fruit. C’est la couleur de l’amour. L’histoire qu’on raconte ici sur les origines sacrées de la pêche est d’ailleurs liée au couple primordial.
Orphée au Japon
C’est l’histoire d’Izanagi le premier dieu mâle et d’Izanami la première déesse femelle. Dans Démons et merveilles, l’anthropologue Laurence Caillet la résume ainsi : «Izanagi et Izanami s’unirent pour engendrer le monde». Izanami accoucha d’abord de toutes sortes de beautés, puis vint le moment fatal où elle accoucha du feu : brûlée vive, elle mourut. «Lorsque, comme Orphée, Izanagi partit pour les enfers afin de ramener son épouse» à la vie, il était si impatient de la retrouver que sans obéir aux prières qu’elle lui adressait – «Ne me regarde pas» –, il leva vers elle la torche qu’il avait fabriqué pour traverser les ténèbres… et découvrit le corps de sa bien-aimée, grouillant de vers.
Jeter des pois en guise de pêches
Alors il s’enfuit. Furieuse, Izanami lança après lui des choses hideuses pour se venger. Ces choses couraient vite. Elles le talonnaient, pleines de haine. Izanagi sentit sa fin venir. Elles étaient à le toucher… Mais au dernier moment, alors même qu’il atteignait la sortie, il vit un pêcher. Izanagi arracha trois fruits sur l’arbre et les jeta de toutes ses forces derrière lui, rejetant les choses immondes dans l’autre monde. En souvenir de cette légende, lors de la fête appelée setsubun(«passage de saison») qui a lieu les 2 et 3 février, tout le monde s’amuse à rejouer cette course éperdue. Il s’agit de mimer la scène durant laquelle Izanagi jette des pêches sur les démons. Mais comme les pêches pourraient faire mal et qu’elles sont salissantes, les gens jettent des graines de haricot grillé (mame maki).
«Démons dehors, bonheur dedans»
Dans les grands magasins, des étals débordent de haricot grillés (parfois aussi de cacahouettes) qui sont vendus avec des masques de démon en papier. En famille, le rituel consiste à jeter les pois en criant Oni wa soto, fuku wa uchi: «Les démons dehors, le bonheur dedans.»C’est parfois le papa qui met le masque de démon et les enfants le poursuivent en jetant des pois sur lui pour le faire sortir de la maison. Dans les sanctuaires, on vend des sachets de pois qui ont été préalablement chargés de pouvoir sacré à l’aide de prière et qui rendent la chasse au démon théoriquement plus efficace.
Nouvel an, nouveau printemps : la vie recommencée
Dans ces mêmes sanctuaires, le combat d’Izanagi contre les démons est réédité sous des formes abstraites : des prêtres fendent l’air à l’aide de sabres qui sont des branches de pêcher ou tirent vers le ciel des flèches qui sont en bois de pêcher. Par ailleurs, des petits sachets de pois sont jetés sur la foule qui tend les mains, avide. Profitant de l’effervescence liée à ces rituels de purification, beaucoup de produits sont vendus pour permettre aux consommateurs d’inaugurer symboliquement l’année nouvelle sous les meilleures auspices.
Toute première fois
La boisson Coca cola, au Japon, en fournit un exemple éclairant. Son emballage est rose et s’orne d’un coeur.C’est une boisson qui invite le soleil à revenir. Dans la forme de coeur, il y a inscrit Hakutô kajû hairi «Avec du jus de pêche blanche» (1%).C’est le plus-produit 2018, pour évoquer l’idée propitiatoire d’une première fois.Le goût est «pêche», comme en 2017, mais en fait non, cette fois c’est nouveau : c’est un goût «pêche blanche». Donc 2018 ne sera pas comme 2017, et vous qui buvez cette boisson, vous serez des êtres neufs, aptes à faire l’expérience d’une vie nouvelle dans un monde offrant des sensations inédites.
Bouteille porte-bonheur
«Par ailleurs (ainsi que l’explique le dossier de presse), en plus d’être une «bouteille de coca cola qui porte bonheur» [une Fuku-Botoru, “bouteille-bonheur”], elle est fournie avec un o-mikujiestampillé “Bonne fortune” permettant aux acheteurs d’activer la puissance de leurs désirs». Les o-mikuji, littéralement «oracles divins» sont une sorte de loterie divinatrice qu’on achète sous la forme d’un petit papier imprimé. Ces prédictions sont généralement tirées au sort. Ici, c’est le fait d’acheter une bouteille qui correspond au hasard.L’O-mikuji est électronique : pour le lire, il faut passer le tag RIFD de la bouteille devant son smartphone et accéder au texte de la bonne aventure.
Un oracle toujours positif
Il peut paraître curieux d’acheter un oracle pour s’attirer la chance. Mais les o-mikuji présentent cette particularité que lorsqu’ils donnent une prédiction mauvaise, ils permettent de s’en prémunir. Le fait d’acheter des O-mikuji fait donc partie des gestes favorables pour mettre le bonheur et la chance de son côté. Sachant cela, la firme Coca Japon a d’ailleurs développé une stratégie très singulière.
Toujours de la chance
Pour inciter les gens à mettre toujours plus de chance de leur côté (acheter plus de bouteilles), l’O-mikuji fourni avec la bouteille de Coca goût pêche est agrémenté d’une loterie avec un prix correspondant à des points. Il y a dans le commerce trois sortes de bouteilles gagnantes : Le Chô-tokudai-daikichi (超特大大吉), littéralement «super extra grande grande chance». Soit 5000 bouteilles permettant chacune d’avoir 1000 points. Les tokudai-daikichi (特大大吉) «extra grande grande chance». Soit 50 000 bouteilles permettant chacune d’avoir 200 points. Les dai-daikichi (特大大吉) «grande grande chance». Soit 1 000 000 bouteilles permettant chacune d’avoir 5 points. Restent les daikichi (大吉) «grande chance». Soit toutes les bouteilles qui n’offrent aucun point… mais le simple plaisir d’être bues.
«Prière chantée en l’honneur du printemps»
En plus d’offrir la bonne aventure et des points à gagner, la bouteille de Coca propose en prime un talisman. Sur l’emballage, un omamori – une amulette protectrice – porte l’inscription 青春謳歌(seishun ouka), «Célébration de la jeunesse» ou «Prière chantée en l’honneur du printemps de la vie» qui est une des expressions parmi les plus auspicieuses qui puissent exister au Japon.
Conclusion : comme dit la pub Coca 2019 : Kotoshi wa motto motto momo !«Cette année, toujours plus de pêche».
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Démons et merveilles. Nuits japonaises, Laurence Caillet, Publications de la Société d’ethnologie, Nanterre, 2018.