Niconicho chôkaigi (Grande réunion Niconico), affiche 2018. (c) Dwango.

En 2017, une Japonaise anonyme d’environ 30 ans affirme qu’elle a rencontré l’amour par le biais d’un écran tactile. La rencontre s'est déroulée

Niconicho chôkaigi (Grande réunion Niconico), affiche 2018. (c) Dwango.

En 2017, une Japonaise anonyme d’environ 30 ans affirme qu’elle a rencontré l’amour par le biais d’un écran tactile. La rencontre s'est déroulée dans le cadre d'une expérience étrange : il s'agissait –pour deux inconnus– de dialoguer en lisant une des deux phrases offertes au choix sur un écran tactile. Une conversation à choix limité est-elle plus efficace pour créer du lien qu'une conversation libre ?

L’histoire, racontée sur le site Buzzfeed, est la suivante : le 29 avril 2017, lors de la très célèbre fête Niconico chô-kaigi qui rassemble chaque année plus de 150 000 utilisateurs de la plate-forme Niconico (plate-forme de partage de vidéos), une animation fait fureur. Il s’agit d’un «sanctuaire expérimental de l’amour» (ren’ai jiken jinja).

Créé en collaboration avec l’ingénieur OGAWA Kohei, qui travaille pour le célèbre laboratoire du roboticien ISHIGURO Hiroshi –de l’Université d’Osaka– ce sanctuaire se présente sous la forme d’une grande cabine circulaire, blanche, dans laquelle hommes et femmes, séparément, doivententrer, s’assoir l’un en face de l’autre –de part et d’autre d’une vitre–, enfiler un micro-casque puis appuyer sur un écran tactile afin de démarrer l’expérience.

La page Internet explique qu’il s’agit de «faire l’expérience de l’amour au moyen d’un écran tactile permettant d’avoir une conversation à choix multiples.» La règle du jeu se résume enquatre points :

Hommes et femmes, par paires, doivent entrer dans une pièce privée et s’assoir l’un en face de l’autre (les participants ne doivent pas se connaître).

Les conversations libres sont interdites. Il faut, chacun à tour de rôle, lire au choix une des deux phrases proposées sur l’écran tactile.

A la fin, si vous pensez pouvoir devenir amis, sortez par la porte de devant, sinon, sortez en revenant sur vos pas.

Discutez de vos impressions.

Sur Buzzfeed, dans un témoignage intitulé «Est-il possible de se mettre en couple dès la première rencontre. J’ai testé l’expérience romantique», une des cobayes de l’expérience raconte : «J’ai décidé de le faire parce que c’est une expérience rare. Bien que je sois une femme qui n’a jamais eu de petit copain, serais-je capable de faire une rencontre en passant par un système de dialogue à choix multiples ?».

Après avoir demandé la permission de filmer cette expérience, entrant dans le sanctuaire, elle se retrouve face à un inconnu. «La pièce est divisée en deux parties et je suis assise face à mon partenaire. On dirait une pièce pour en entretien d’embauche. Equipés d’un micro-casque, nous allons nous mettre à parler en lisant –parmi les deux phrases qui apparaissent sur l’écran tactile– celle que nous préférons.» Les propos libres étant interdits, la conversation qui commence relève du jeu de rôle. «Le scénario de cette conversation semble paramétré en mode aléatoire», dit-elle, curieuse de savoir quel rôle elle va devoir jouer.

L’homme commence : «Alors, quelle carrière envisagez-vous ?». Prise de court la jeune femme hésite. «Comme la conversation a commencé brutalement, je ne sais plus à quoi je pensais, mais sous mes yeux apparaissent deux réponses possibles sur l’écran tactile : “Je veux devenir une idole underground” ou “Je veux devenir une voyante”. Apparemment, le scénario est celui d’une réunion d’orientation entre un professeur et une étudiante. Je choisis ma réponse préférée : “Je veux devenir une voyante”

L’homme : «Pourquoi ?»

Choix : «Je crois que ce serait agréable…», «Je pourrais peut-être devenir quelqu’un de célèbre…». Elle choisit la seconde réponse : «Je pourrais peut-être devenir quelqu’un de célèbre…»

L’homme : «N’as-tu pas dit une fois que tu voulais aller à l’Université ?». Son ton devient outrancièrement familier. Il l’interpelle en disant o-mae, qu’on pourrait traduire «eh, toi là». Estomaquée, elle rougit. «Bien qu’il s’agisse d’une conversation à choix forcés, le fait d’être soudainement tutoyée m’excite», avoue-t-elle.

Après quoi, la discussion se poursuit de façon irréaliste. Elle : «Monsieur, pensez-vous que je sois ce genre de personne ?». Lui : «Que penses-tu que je pense ?». Elle : «Vous êtes si drôle ! Vous devriez arrêter d’être professeur et devenir comédien». Lui : «Ma carrière, ce ne sont pas tes oignons». De part et d’autres de la vitre, les deux s’amusent visiblement. Ils éclatent de rire à chaque réplique, pris dans ce dialogue bizarre qui fait penser à un dialogue de comédie. «Les phrases jaillissent les unes après les autres. Mon partenaire semble y prendre un vif plaisir. Mais tout s’arrête au bout de trois minutes. Le moment est venu de décider : si on aime le partenaire, il faut ouvrir la porte de devant.»

Bien sûr, elle veut «faire couple» avec lui, alors elle se dirige vers la porte de devant, ouvre la porte le coeur battant… et quand l’homme sort, lui aussi, par la porte de devant, elle s’exclame♪ ~ Endaaaaaaayaaaaaaaaaaaa, le cri de l’explosion d’amour, par allusion à la chanson qui résonne brusquement à leurs oreilles. La chanson de Whitney Houston «I Will Always Love You» éclate. Ravie, épanouie, ruisselante, elle regarde l’homme. On leur tend un parapluie, symbole de l’amour (lorsqu’il protège un couple). Ensemble, ils parcourent les quinze mètres du chemin qui les amène –sous les yeux d’un public enthousiaste– jusqu’à la petite estrade où ils doivent répondre aux questions (1).

Marchant aux côtés de son partenaire, la jeune femme raconte : «Nous ne nous sommes pas pris par la main, mais… De façon hallucinante, l’expérience de l’amour.» Cela semble tout à coup si facile de faire une rencontre. Après avoir répondu aux questions en public, se retrouvant seule avec cet inconnu elle s’aperçoit qu’elle n’a pas peur de lui parler. Tout semble simple. «En dialoguant par le biais d’un écran tactile, vous pouvez vraimentcréer une relation profonde», conclut-elle.

Interrogé à ce sujet, le 13 novembre 2018, Ishiguro Hiroshi affirme que 80% des personnes ayant testé l’expérience ont décidé de sortir par la porte de l’amour. «C’est un chiffre énorme, souligne-t-il. Avec le système de conversation à choix semi-forcés, nous sommes entre le tchat et le cinéma. Quand nous conversons par tchat, nous devons écrire des phrases qui sont les nôtres. Quand nous sommes au cinéma, nous ne sommes pas les acteurs. Ce dispositif se situe entre les deux : c’est un jeu de rôle configuré de telle sorte qu’il peut réellement changer notre vie en nous faisant rencontrer quelqu’un.»

Ishiguro a-t-il testé le système ? «Bien sûr. Les effets sont palpables.» Est-il tombé amoureux ? «Ca n’a pas marché sur moi», réplique-t-il, se défendant d’être un homme «normal», sensible aux émotions. Il n’empêche que ça marche. Ishiguro le répète : «les humains sont si simples. Si nous leur donnons un choix, même s’il s’agit d’un faux choix, ils ont l’impression d’agir suivant leur libre-arbitre.» Ishiguro a parfaitement conscience de l’aspect presque inquiétant de ce que son travail contribue à mettre en lumière : la malléabilité de l’esprit humain. Dans le domaine des technologies dites persuasives, le sanctuaire expérimental de l’amour n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’étonnante capacité qu’ont les interfaces électroniques à nous influencer. Pour le meilleur et pour le pire.

.

A SAVOIR : Le Sanctuaire expérimental de l’amour est le produit d’une collaboration entre Dwango (qui possède Niconico) et le Hiroshi Ishiguro Laboratory. Le dispositif a été créé par OGAWA Kohei, qui travaille sous la supervision d’ISHIGURO Hiroshi.

.

NOTE (1) «Tout a été filmé et diffusé en direct sur Niconico, raconte-t-elle, ce qui est terriblement embarrassant De fait, cette année-là, l’événement Niconico chô-kaigi attire plus de 5 millions de spectateurs en ligne en l’espace des deux jours. Chaque spectateur ayant la possibilité de commenter en direct la vidéo qui passe en live streaming, pour se moquer, pour encourager ou pour féliciter.

IMAGES : les images filmées dans l’intérieur du sanctuaire appartiennent à NicoNico

Cet article a été rédigé au Japon, dans le cadre d’une recherche postdoctorale soutenue par la Japan Society for the Promotion of Science (JSPS). Merci à M. MATSUMOTO Takuya et à Nicolas Tajan (Université de Kyôtô).