En javanais (la langue des prostituées), cavu veut dire «cul». Caveur veut dire «coeur». Explorant cet argot, parmi bien d’autres «langues obscures», le
En javanais (la langue des prostituées), cavu veut dire «cul». Caveur veut dire «coeur». Explorant cet argot, parmi bien d’autres «langues obscures», le chercheur Daniel Heller-Roazen montre le lien qui unit les jargons criminels aux idiomes sacrés. Le nom des dieux doit rester caché… autant que celui des clients.
Tout le monde connait le mot «gravos» (grosse). Il vient du javanais, un jargon essentiellement parlé par les prostituées et les voyous. On en situe l’apparition vers les années 1850. «L’attestation la plus ancienne dont on dispose remonte à 1856», raconte Marc Plénat. Elle se trouve dans une pièce de Luchet et Desbuards, La Marchande du Temple, où on lit : «Pourquoi t’outrager en ma personne, pavérave ?»Pavérave signifie «père», en javanais. Plus loin, un personnage lance une insulte : «vaviaveux mavufflave !» (vieux muffle !). En 1863, le spécialiste de l’argot Lorédan Larchey mentionne le javanais dans les Excentricités du langage. A sa suite, tous les experts du parler des bandits ou des vauriens confirment : le javanais est l’argot des filles publiques. En 1877, Edmond de Goncourt, mentionne le nom d’une célèbre hétaïre–La Crécy– parlant «le javanais, cet argot de Bréda où la syllabe va, jetée après chaque syllabe, hache pour les profanes le son et le sens des mots, idiome hiéroglyphique du monde des filles qui lui permet de se parler à l’oreille -- tout haut.» Marc Plénat note que Goncourt se trompe : ce n’est pas «va», mais «av» que les amateurs de javanais rajoutent dans chaque syllabe de mot. Une variante de ce «langage secret à infixation reduplicative», dit-il, consiste à rajouter «ag» au lieu de «av», ce qui donne par exemple le mot «chagatte» pour «chatte».
«J’avoue / J’en ai / Bavé / Pas vous»
En 1881, Lucien Rigaud (dans son Dictionnaire du jargon parisien) écrit : «Il y eut un moment une telle fureur de javanais qu’on vit apparaître un journal entièrement écrit dans ce langage stupide.» La popularité du javanais est telle qu’on le parle encore après-guerre. En 1947, Raymond Queneau en fait une (très) libre adaptation dans Exercices de style : «Deveux heuveureuves pluvus tavard jeveu leveu reveuvivis» (deux heures plus tard je le revis).» Vers 1968, Serge Gainsbourg, par provocation, affirme avoir composé et écrit sa célèbre chanson La Javanaise («J’avoue / J’en ai / Bavé / Pas vous») dans cette langue obscure : «Cette Javanaise qui fut incomprise, parce que j’y parle javanais, je l’ai écrite pour Juliette Gréco», dit-il. Mensonge, proteste Karin Hahn (1) qui dénonce l’imposture : «L’étude du texte ne résiste pas à cette analyse. Il ne s’agit en aucun cas de javanais, dont les règles sont les suivantes :
1. On ajoute -av après chaque consonne (ou groupe de consonnes comme ch, cl, ph ou tr) d’un mot. Train devient travain. Bon devient bavon.
2. Si le mot commence par une voyelle, on ajoute av- devant cette voyelle. Arbre devient «avarbrave ». Abricotdevient «avabravicavot».
3. On n’ajoute jamais -av après la consonne ou la voyelle finale d’un mot. Alcool devient «avalcavol ». Bouteille devient «bavoutaveillave»
Dire un secret à voix haute ?
Dans Fric-Frac, Marcel (Fernandel) épate son collègue de la bijouterie en lui disant que «Bonjour, le beau Marcel» se dit en javanais «Bavonjavour, laveu baveau Mavarçavel». La fascination exercée par cette «contre-langue» reste telle qu’il existe un Wiki-How «Comment parler javanais», incitant les Internautes à décliner des javanais en «iv», en «al» ou même en «ix» pour «partager [avec vos amis] des secrets que personne ne comprendra. Imaginez la tête des gens dans le bus…» L’idée du secret à voix haute semble en effet très excitante. C’est comme jouer les conspirateurs. S’appuyant sur ce phénomène, le chercheur Daniel Heller-Roazen consacre un livre –Langues obscures, L’art des voleurs et des poètes–à cette «capacité, que possèdent tous les sujets parlants, de démanteler et reconstruire une langue.» Son analyse part d’un constat paradoxal : l’humain, qui utilise le langage pour se rendre intelligible, s’efforce souvent de créer des langues secrètes, des mots d’initiés, des grammaires spéciales ou des règles de cryptage… Et si la langue était, avant tout, un instrument d’incompréhension ?
Langue de voyous, d’agents doubles ou d’initiés…
«Il apparaît que les humains ne se contentent pas de parler, et de parler des langues. Ils les brisent aussi et les éparpillent, avec toute la raison qu’elles portent, dans les sons et lettres d’idiomes rendus multiples et obscurs.» Pour quoi faire ? L’enquête du chercheur démarre à la Renaissance : en l’an 1455, à Dijon, des bandits appelés «Coquillars» sont arrêtés puis condamnés. Le dossier d’instruction judiciaire mentionne que ces filous, détrousseurs et assassins ont mis au point une ingénieuse technique : ils parlent un «langage exquis», qu’eux seuls peuvent comprendre. L’auteur du dossier d’instruction –le procureur Jean Rabustel– a mené l’enquête. Il énumère avec une extrême précision les termes cryptés des bandits : un «vendangeur», c’est un coupeur de bourses », un «envoyeur», c’est un meurtrier, un «décrocheur», c’est celui qui ne laisse rien à lui qu’il vole. Ils appellent les sergents «les gaffres», leurs victimes sont des «duppes», une bourse c’est une «feullouze», tuer se dit «bazir», ouvrir une serrure «le roi David»… Quelques décennies après la condamnation des bandits bourguignons, plusieurs ouvrages sont publiés sur les «langues brigandes» en France, mais aussi en Italie, en Angleterre, en Espagne… Le jargon des truands obtient tant de succès que l’édition imprimée du Liber Vagatorum (Livre des vagabonds), en 1527, est préfacé par Martin Luther lui-même !
Les anti-langues, ancêtres du jargon ?
Pour Daniel Heller-Roazen, «c’est à la Renaissance que des auteurs soulignent pour la première fois l’apparition de ces langues volontairement obscures. Des juristes, des grammairiens, des théologiens les ont condamnées, soutenant que ces nouvelles formes de discours étaient les instruments du crime. Mais avant l’émergence de ces jargons modernes, la torsion artificielle des langues avait une finalité bien différente : en Grèce ancienne, dans la Rome archaïque, en Provence ou dans la Scandinavie au Moyen Âge, chanteurs et copistes inventaient des variantes opaques du parler. Ils ne le faisaient pas pour tromper mais pour révéler la langue des dieux, que les poètes et les prêtres étaient, disait-on, les seuls à maîtriser.» Ce que les linguistes appellent des langues secondaires, des langues spéciales, des anti-langues ou des pseudo-langues entretiennent toutes entre elles des liens étroits, affirme le chercheur : qu’elles soient employées à des fins criminelles, par jeu ou entre initiés, ces langues «évoquent l’impénétrable et l’incommensurable». Elles «sèment la division» entre les êtres. Elles créent des bifurcations dans l’ordre du réel. Elles ouvrent des portes vers d’êtres dimensions. Elles permettent de laisser parler des entités surnaturelles.
Quatre mots différents pour dire «cheval» : un mot de dieu, un mot de guerrier…
L’hermétisme artificiel a surtout pour vertu d’introduire dans la langue un niveau presque inaccessible appelé «langue des dieux». Toute chose possède un nom. Mais ce nom est différent selon qu’on la désigne au niveau inférieur (avec la langue des hommes) ou au niveau supérieur (avec la langue secrète des dieux). L’existence de cette langue est avérée dans de nombreuses traditions littéraires : dans les épopées homériques de la Grèce ancienne, on «distingue pour les mêmes objets les noms donnés par les hommes et par les dieux». Le Dit d’Alvíss de l’Edda évoque non seulement les langues des dieux et des hommes mais aussi celles des nains, des géants et des elfes. De même l’Hymne aux énigmes du Veda pose que la langue a été divisée en «quatre quartiers», dont un seul est connu des mortels : le cheval, par exemple, a des noms différents selon qu’il est chevauché par les dieux, les gandharva, les asura ou les hommes. Créer une langue opaque, désigner les choses à l’aide de procédés ésotériques, participe donc d’une dynamique commune à celle des poètes ou des prêtres (druides, scaldes, brahmanes, etc), explique Daniel Heller-Roazen : il s’agit de piéger la langue, d’en faire un labyrinthe, afin qu’elle devienne le lieu d’une possible métamorphose.
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Article sponsorisé par Tatiana
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Langues obscures, L’art des voleurs et des poètes,de Daniel Heller-Roazen, traduit par Françoise et Paul Chemla, Seuil, 2017.
Dictionnaire de l’argot français et de ses origines, de Jean-Paul Colin, Jean-Pierre Mével et Christian Leclère (préf. Alphonse Boudard), Paris, Larousse, coll. « Expression », 1999.
«Le javanais : concurrence et haplologie», de Marc Plénat, dans Langages, n°101, 1991
NOTE (1) Passionnément Gainsbourg, de Karin Hann