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Un “trigger Attention” est un avertissement visant à prévenir une personne dite "souffrante" voire "traumatisée” que tel tableau ou tel film contient des éléments susceptibles de réveiller de

"Déclenchée" (source : https://2static1.fjcdn.com/comments/Did%20you%20just%20imply%20jesus%20wasnt%20a%20perfect%20aryan%20_aaee66b629ee3ae7e02413d69cea297f.jpg)

Un “trigger Attention” est un avertissement visant à prévenir une personne dite "souffrante" voire "traumatisée” que tel tableau ou tel film contient des éléments susceptibles de réveiller de mauvais souvenirs. Jusqu'où cette mode de la mise en garde va-t-elle s'étendre ?

Trigger Attention peut se traduire littéralement «mise en garde de déclencheurs de traumatisme». Il s’agit d’empêcher qu’une personne affectée par des expériences de discrimination (racisme, sexisme, islamophobie, transphobie ou “capablisme”, entre autres) s’expose à des contenus qui pourraient lui causer du malaise, susciter un sentiment d’insécurité ou générer une crise de panique.

Faut-il fournir un manuel de survie aux étudiants en lettres ?

Comme je l’expliquais dans cet article, les étudiants anglo-saxons, en nombre croissant, veulent que les livres soient accompagnés, comme les médicaments, d’une liste d’excipients à effets notoires : attention, Mrs Dalloway (Virginia Woolf) contient des propos misogynes, Le Marchand de Venise (Shakespeare) est antisémite, il y a des mots racistes dans Les aventures de Huckleberry Finn (Mark Twain). «Tous les aspects les plus perturbants de la réalité se retrouvent dans le miroir de la littérature, grossis, critiqués ou distordus», raconte une jeune chercheuse (Michelle Smith) qui demande avec ingénuité s’il est vraiment possible de fournir les livres avec des trigger Attentions : il y en aurait trop et la liste serait toujours incomplète. Maintenant, «n’importe quoi peut servir de déclencheur», dit-elle, sans même remettre en cause cette idée.

Qu’est-ce qu’un «déclencheur» ?

Emprunté au discours de la psychologie comportementaliste, le mot «déclencheur» se dit en anglais trigger, qui signifie au sens premier : «gâchette», «détente». Dans La Dictature des identités, Laurent Dubreuil note que le mot est popularisé en 1994 dans le DSM (la Bible des psychologues), lorsque les soldats de la Guerre du Golfe se mettent à rentrer du front. Il est associé au PTSD (Désordre lié au Stress Post-Traumatique) : «Souvent, un stress psychologique intense se développe quand la personne se retrouve exposée à des événements déclencheurs qui ressemblent à un aspect de l’événement traumatique ou le symbolisent.» (1)

La psychiatrisation des sociétés occidentales

Dans les années 1990, les trauma studies ont le vent en poupe. «La psychiatrisation, de son côté, diagnostique de plus en précocement des pathologies auxquelles les jeunes sont ramenés. […] Par supplément, l’insistance sur la verbalisation du traumatisme, de la blessure, de la honte, qui provient largement de la doctrine psychothérapeutique, prend corps dans la société.» Les Cellules d’Urgence Psychologiques deviennent populaires. Comme par un fait exprès, le concept de trauma –jusqu’ici limité aux expériences «sortant du cadre des expériences humaines habituelles»– est redéfini au début des années 2000 comme «tout ce qui peut physiquement ou émotionnellement faire du mal… avec des effets durables sur le bien-être de l’individu.» Pour les jeunes de la génération Internet, n’importe quoi devient traumatisant.

Et toi, qu’est-ce qui te «déclenche» ?

Un mot les offense ? Une idée les dérange ? Prenant appui sur le DSM qui banalise l’idée du trauma, les nouvelles générations affirment volontiers que cela «déclenche». Par effet de réaction, l’expression «déclenché.e» (triggered) est devenue un meme, pour se moquer des personnes qu’un simple mot ou qu’une image peuvent mettre en état second.

«Triggered» s’applique par exemple aux féministes, ironiquement assimilées à des hystériques…

Mais «triggered» s’applique aussi à Jésus : les péchés (sin), c’est mal.

… ou les hommes politiques comme Trump, soupçonnés de réagir comme des chiens de Pavlov à tout ce qui concerne leurs sujets de prédilection.

Par extension «triggered» s’applique également aux personnalités dites perverses (avec des effets différents).

Bien que le mot «triggered» fournisse matière à rire (de façon plus ou moins réjouissante), il ne contribue cependant guère à faire bouger les mentalités. De fait, le discours du «déclenchement» reste majoritaire et peu questionné. L’idée selon laquelle un texte, un spectacle ou un film peuvent être «violents» est populaire. Par abus de langage, il est courant d’appliquer cet adjectif à des idées ou à des représentations, sous prétexte qu’elles sont «blessantes». Reste à savoir si tout cela ne relève pas du mythe ?

Ne pas tomber dans le panneau

C’est ce que Laurent Dubreuil dénonce dans son livre : par paresse et par conformisme, il nous arrive d’utiliser les mots que les médias véhiculent. Mais qu’en est-il au juste des “déclencheurs” ? «S’il était vrai que n’importe quelle représentation se rapportant à un événement traumatique déclenche une crise d’angoisse, la prostration, la dépression ou une envie de suicide, alors la création d’un jeu d’avertissements serait raisonnable […]. Sauf que rien de cela n’est établi, que même le DSM ne va pas tout à fait dans ce sens, et que l’extraordinaire prévalence du syndrome de stress post-traumatique aux États-Unis est le résultat conjugué de la psychiatrisation massive des esprits et de la paranoïa sociale.» Méfiance donc avec ces panneaux d’avertissements. Ils accréditent l’idée qu’il n’existe pas de différence entre une opinion et un acte, entre une représentation et la réalité qu’elle désigne. Ils favorisent la police de la pensée. Ils infantilisent. Mais surtout : sous couvert d’intégrer «certaines demandes “existentielles” […] à l’arsenal du leadership “éclairé” (ainsi que le formule Laurent Dubreuil), ils contribuent à escamoter l’absence de toute souveraineté populaire et l’impossibilité «de réparer les torts par le vote ou la mobilisation

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CITATION : «La chose publique et le bien commun se trouvent comme dissous sous les assauts des revendications individuelles. L’obnubilation des citoyens sur leurs droits et libertés est au demeurant à certains égards commode pour le système, car elle les détourne de l’idée même qu’ils pourraient avoir prise sur la société et ses évolutions. Chacun se donne comme tâche la plus urgente de défendre son pré carré de droits et libertés, en ayant perdu de vue que ceux‐ci dépendent plus fondamentalement encore du type de société dans laquelle on vit.» (L’institution de la liberté, Muriel Fabre-Magnan, éditions PUF, oct 2018)

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Article sponsorisé par Tatiana

 

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La Dictature des identités, Laurent Dubreuil, Gallimard, 21 mars 2019.

L’institution de la liberté, Muriel Fabre-Magnan, éditions PUF, oct 2018

Les articles d’Etienne Dumont sur la politique d’avertissements de Tumblr et sur la censure «pour ne pas choquer les âmes sensibles» : «Un tableau victorien censuré par une conservatrice féministe» ; «La plate-forme Tumblr interdit la pronographie dès le 17 décembre 2018» ; «Censure sur Tumblr, je fais le point», «Twitter censure les photos d’art romain» ; «Egon Schiele affole la censure».

CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER CONSACRE AUX IDENTITES ET AUX LIBERTES : «Trigger Attentions : des «avertissements» sans dangers ?» ; «Balthus peut-il «déclencher” ?» ; «Faudrait-il signer un contrat avant de faire l’amour ?»

NOTE 1 : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders [DSM IV],Washington, American Psychiatric Association, 1994, p. 424, § 309.81.