Un nouveau recueil de nouvelles inédites d’Edogawa Ranpo, c’est un événement. Les textes choisis – aussi pervers que poétiques – sont des bijoux de
Un nouveau recueil de nouvelles inédites d’Edogawa Ranpo, c’est un événement. Les textes choisis – aussi pervers que poétiques – sont des bijoux de cruauté publiés sous le titre : “Un amour inhumain”.
Une jeune fille de bonne famille est demandée en mariage par un homme très riche et très beau, connu pour ne point aimer les femmes. Il a la peau pâle, presque translucide. On ne lui connait aucun vice mais… pourquoi se rend-t-il en cachette, la nuit, dans le grenier ? Dès la première nouvelle, on est pris au piège de ce recueil de nouvelles inédites, magnifiquement traduites par Miyako Slocombe (1) et qui mêlent d’étranges énigmes à de noires obsessions. L’auteur Edogawa Ranpo (1894-1965) – de son vrai nom Hirai Taro –, est considéré comme le père du roman policier japonais. Son nom est la transposition en phonétique japonaise d’Edgar Allan Poe (Edogâ Aran Pô) qu’il admirait profondément (2). Edogawa Ranpo fait partie des pionniers d’une littérature fortement inspirée par un concept nouveau, importé d’Europe : celui de perversion.
Désirs interdits, amours impossibles
Ses nouvelles ont pour thème la métamorphose, si possible érotique. Dans La Chenille (Imomushi, 1929), un blessé de guerre amputé de tous ses membres, rampant comme une larve, devient le jouet sexuel de son épouse sadique. Dans Le Démon de l’île solitaire (Kotô no oni), les corps d’un homme et d’une femme sont chirurgicalement reliés et les deux s’abîment dans une extase de cauchemar. Dans les 8 nouvelles qui composent Un amour inhumain, des fantasmes similaires tournent en boucle : un mari cocu se réfugie dans un coffre moelleux, un homme rêve qu’il change de sexe, un collectionneur d’yeux de verre joue les assassins, un peintre se prend de passion pour un cadavre défiguré à l’acide… Mais pourquoi tant de perversions ?
Le mot «perversion» se dit tôsaku en japonais
Ce mot est popularisé dans les années 1920, en pleine époque Taishô, une période que certains historiens comparentà la République de Weimar. Le Japon, qui se modernise à vitesse accélérée, adopte à la fois le train à vapeur, le piano, le chapeau melon et… les ouvrages des premiers sexologues européens qui dressent le tableau des déviances (3) dans le but d’amender la législation pénale. Dans la continuité de l’ouvrage Psychopathia sexualis (publié par Krafft Ebing en 1886, traduit en japonais dès 1894), d’innombrables savants établissent la typologie de tendances sexuelles qu’ils déclinent en cas cliniques et qu’ils illustrent à l’aide de faits divers. Chaque perversion fait l’objet d’un traitement proche de l’enquête policière.
Condamner la masturbation pour forger une nation forte
En Occident, le discours sur les perversions se développe en parallèle d’une autre science naissante : la criminologie. Au Japon, suivant le même modèle, des revues populaires contribuent à diffuser la «science sexuelle» par le biais de rapports d’experts du champ médico-légal. Il s’agit de savoir quelles pratiques mettre hors-la-loi : quoi interdire, quoi tolérer dans le cadre d’une société qui à la fois se veut éclairée et se passionne pour le sordide. A cette époque, la masturbation (shuin), – progressivement associée à une pathologie par les médecins et les bureaucrates de l’administration sanitaire –, tombe dans la ligne de mire. Les pratiques autoérotiques sont tenues pour responsables de la tuberculose, de la neurasthénie et de troubles psychiques contagieux. Le débat, d’ampleur nationale, mobilise une foule de réformateurs.
Ryôki : la «chasse au bizarre»
La notion d’«immoralité sexuelle» (seiteki fudôtoku) se répand dans le grand public par le biais d’innombrables revues remplies de croustillantes confessions anonymes… Dans ces revues – intitulées Sexualité perverse (Hentai seiyoku), Sexualité et société (Sei to shakai) ou encore Théorie sur la sexualité (Sei ron) –, les lecteurs racontent leurs fantasmes et leurs pollutions nocturnes, qu’ils nomment non sans complaisance des «mauvaises habitudes» (akuheki). Alors que prolifèrent ces récits intimes, une pratique appelée «chasse au bizarre» (ryôki) se répand. Entre la fin de l’ère Taishô (1912-1926) et le début de l’ère Showa (1926-1989), la «chasse au bizarre» consiste à faire du safari humain, c’est-à-dire fréquenter les bas-fonds des villes et les lieux de stupre afin de dénicher les échantillons les plus bizarres de l’humanité et se repaître de leur spectacle.
Un goût voyeur pour les spectacles sordides
La «chasse au bizarre» inspire les plus célèbres écrivains de l’époque – Tanizaki, Edogawa Ranpo, Akutagawa, Kawabata – et fournit la matière d’une intense production de textes et d’images cultivant le goût voyeur d’un public avide de choses «grotesques» : homosexualité, travestissement, bestialité, exhibition des freaks, SM, prostitution de rue, etc. En contradiction totale avec les codes esthétiques et moraux dominants, le ryôki s’offre comme un espace subversif d’évasion (voire de rêve) qui s’alimente à la source des faits divers les plus scabreux. Signe des temps : l’époque est marquée par d’innombrables affaires estampillées ryôki.
L’affaire du corps découpé en 8 morceaux
En 1932, il y avait l’affaire du yatsu-giri (littéralement «découpage en 8» d’un cadavre d’inconnu), suivie en 1933, par l’affaire des corps démembrés de Dalien (Mandchourie), puis par l’affaire du «coffre» (une femme sans tête envoyée par la poste depuis Kobe à Shanghai) et l’affaire du suicide des collégiennes. En mai 1936, l’«incident ryôki» d’Abe Sada (qui étrangle son amant durant une joute sexuelle puis lui coupe le pénis afin de garder «le meilleur» de lui) constitue le sommet d’une longue série d’affaires sensationnelles mêlant sexe et mort. La presse titre d’ailleurs : «Le meurtre ryôki d’une belle femme» ou «Meurtre ryôki à la capitale impériale ». Le mot ryôki, «bizarre», fait vendre parce qu’à rebours des lois qui proscrivent la sexualité non-procréative il suscite un imaginaire trouble, une fantasmagorie qui explore les marges de la psyché.
Edogawa Ranpo est un des maîtres du ryôki
Edogawa est un des maîtres du ryôki.La plupart des nouvelles qui composent le recueil Un amour inhumain ont été publiées entre 1926 et 1934, époque durant laquelle il se nourritd’obscène avec délices. Ses promenades l’emmènent dans le temple d’Asakusa où les prostituées côtoient les amateurs de train fantôme. Il fréquente les quartiers louches. Il collectionne les histoires dites ero-guro-nansensu (érotiques, grotesques et empreintes de non-sens) qui donnent leur nom à cette époque trouble : durant l’escalade militariste des années 1930 qui aboutissent à la seconde guerre mondiale,plus l’étau moral se resserre, plus le discours de la perversion sert de refuge à ceux et celles qui, de façon plus ou moins consciente, essayent de résister aux normes et au totalitarisme. En vain.
Hédonisme porno versus ero-guro
Dès 1934, lorsqu’Edogawa Ranpo publie l’extraordinaire nouvelle «Les crimes étranges du docteur Mera», qui s’inspire de «L’homme au sable» d’Hoffmann (et qui se trouve dans le recueil Un amour inhumain), les forces de police confisquent des tirages de revues jugées immorale. La censure frappe, toujours plus fort. Des sexologues sont emprisonnés : atteinte aux bonnes moeurs. Lorsque la guerre est déclarée contre la Chine en 1937, toutes les publications traitant de sexualité sont interdites. Edogawa parvient à publier encore trois textes en 1939… puis plus rien. Il faut attendre 1954 pour le voir réapparaître, fugitivement, dans le paysage littéraire. Mais l’époque n’est plus aux perversions. Dans le Japon occupé d’après-guerre, la sexualité rime désormais avec plaisir, hédonisme et santé. La gymnastique porno remplace l’ero-guro. Ce qui rend la lecture d’Edogawa d’autant plus salutaire : un antidote à l’ordre moral.
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Article sponsorisé par Tatiana
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Un amour inhumain, d’Edogawa Ranpo, traduit par Miyako Slocombe, éditions Wombat, 2019.
Colonizing Sex Sexology and Social Control in Modern Japan, de Sabine Frühstück, University of California Press, 2003.
«Seeking the Strange: »Ryōki« and the Navigation of Normality in Interwar Japan», de Jeffrey Angles, Monumenta Nipponica, Vol. 63, No. 1, 2008, p. 101-141.
NOTES
(1) A noter : le père de Miyako Slocombe – Romain Slocombe – est l’un des plus célèbres spécialistes de l’érotisme japonais, mais également un membre du groupe Bazooka, le créateur de l’art médical et un auteur de polars à succès.
(2) C’est aussi un jeu de mot avec l’expression «aller au hasard [le long] de la rivière Edo» (江戸川乱歩、Edogawa ranpo).
(3) Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing (1886) s’impose comme la référence d’une étude détaillée des perversions. Havelock Ellis publie également Studies in thePsychology of Sex en plusieurs tomes qui s’échelonnent de 1897 à 1910.