(c) Stéphanie Pahud. Auto-portrait au miroir. "Chairissons-nous !", éd. Favre, 2019.

Le mouvement “body positive” défend l'idée que toutes les femmes sont belles et combat l'image formatée du corps véhiculé dans les

(c) Stéphanie Pahud. Auto-portrait au miroir. "Chairissons-nous !", éd. Favre, 2019.

Le mouvement “body positive” défend l'idée que toutes les femmes sont belles et combat l'image formatée du corps véhiculé dans les médias. Dans un livre intitulé “Chairissons-nous”, la linguiste Stéphanie Pahud dénonce l'absurdité d'un tel projet : accepter son "vrai" corps ? Imposer des standards de “beauté à bourrelets et à vergetures” ?

Stéphanie Pahud (Université de Lausanne) s’inscrit en faux contre la tendance générale à «accepter son vrai corps». Le mouvement body positive«laisse entendre qu’il existe un soi-même figé, définitif, à identifier et auquel adhérer, dit-elle. Or, nous nous inventons et nous réinventons sans cesse» (1). Par ailleurs, il est vain de vouloir changer les canons de beauté sous prétexte qu’ils ne sont pas «réalistes» : l’idéal de beauté est, comme son nom l’indique, un «idéal». Dans Chairissons-nous ! –recueil de nouvelles érotiques, d’entretiens et de spéculations sur le rapport au corps auquel ont contribué une dizaine d’écrivains et de chercheurs–, la linguiste propose une solution : pour s’aimer, il faut non pas détruire les idéaux (impossible, voire néfaste), mais… l’emprise que les idéaux ont sur nous. Se libérer est possible, mais pas en «s’acceptant telle qu’on est» (idée absurde puisque notre corps est un chantier sans fin), ni en imposant à la majorité de nouveaux standards de beauté calqués sur la réalité (idée absurde puisque la beauté, par nature, est perfection). Se libérer ne peut se faire qu’en se créant un corps à soi, sur le modèle de la «chambre à soi» de Virginia Woolf.

Entretien avec Stéphanie Pahud

Chairissons-nous, le titre de votre livre-manifeste repose sur un jeu de mot qui est loin d’être gratuit. A quoi invitez-vous vos lecteurs et lectrices ?

Chairissons-nous est une invitation à «nous rekiffer par les pores», pour citer la formule de mon ami journaliste Fred Valet. «Chairir» partage les valeurs de son homophone, «chérir» : la bienveillance, l’attention, le respect. La ruse orthographique invite avant tout à rendre sa place à la matérialité des corps dans les liens que tissent et cultivent ces aspirations et, par-là, à dépasser une vision dualiste corps/esprit.

Vous suggérez, dans un chapitre de ce livre, que le mouvement body positive est pernicieux, voire dangereux, dans le sens où il prône de «s’aimer comme on est». Or, comme vous le dites, personne n’est «une fois pour toutes»… Pour vous le body positivisme est essentialiste ?

De mon point de vue, oui, certaines déclinaisons du mouvement body positive sont essentialistes. Pour lancer des appels comme «devenez vous-même», il faut s’appuyer sur une conception fixiste de l’identité. «S’accepter comme on est» est une injonction piégeuse. Notre configuration corporelle n’est pas constituée une fois pour toutes. Nous sommes –nos corps sont– des créations perméables et mouvantes, issues du frottement du monde («incidents» et «accidents») contre nos peaux. Et ce mouvement ne cesse de nous (re)dessiner au fil de nos expériences, de leur réception et de leur digestion. Le «vrai moi», comme «les vraies femmes» ou «le vrai bonheur» ne sont jamais que des fictions !

Vous soulignez aussi que le mouvement body positive, étant un mouvement de fierté, incite les moches à prétendre qu’ils sont beaux-belles, c’est-à-dire à prendre des postures. Pour vous, c’est une imposture?

On confond pour moi souvent «s’aimer» et «se sentir validé». Se trouver beau, c’est se trouver correspondant à telles ou telles normes socio-historico-culturelles. Il me paraît plus constructif, plus «positif», de se trouver «important», de considérer que nous comptons, quels que soient nos contours, nos allures, nos «styles de chair». Nous avons besoin de produire des conditions dans lesquelles nos vulnérabilités soient vivables, pas de nous bercer dans l’illusion d’une infaillibilité ou d’une perfection chimériques.

Citant la philosophe Chantal Jaquet, vous craignez que le body positivisme, tel «un poison», devienne «affirmation hégémonique de soi au détriment des autres». Vous dites que «certaines déclinaisons du body positivisme se rapprochent d’un militantisme identitaire». Lesquelles ? Et quelles sont leurs dérives ?

L’intention positive de ce mouvement, c’est de parler les corps dans leur diversité. Mais dans les faits, il me semble cliver plus que rassembler. «Chairir» et «se chairir» supposent de mon point de vue de faire preuve d’humilité. Le body positivisme fonctionne a contrario sur la fierté, souvent assimilable à une forme de honte inversée. Or j’adhère pleinement à ce qu’exprime Chantal Jaquet dans Les transclasses ou la non-reproduction : «il n’y a ni gloire ni infamie intrinsèques qui soient attachées à une condition, une race, une sexualité plutôt qu’à une autre ; ce qu’il y a de plus humain, ce n’est pas seulement, comme le disait Nietzsche, épargner la honte à quelqu’un, c’est aussi le préserver de notre orgueil». J’ai donc autant de mal avec certaines manifestations du body positivisme qu’avec certains mouvements «pro», que ce soit «pro-femmes», «pro-sexe», «pro-black», etc., dont certaines dérives ont des relents «anti».

Vous dites que «le mouvement body positive n’assure pas un gain d’autonomie puisqu’il renforce malgré lui, par certains de ses aspects, les normes dominantes.» Qu’entendez-vous par là ?

Le mouvement body positive ne bouscule pas le système d’évaluation/validation en place. Il ne sort pas les individus du désir, voire de la névrose, de conformité. Il n’induit pour moi qu’une illusoire extension de la «normalité», flirtant par-là parfois avec la complaisance. Or il me semble plus fécond de stimuler la réflexivité. Nous sommes toutes et tous des produits des sociétés dans lesquelles nous évoluons. Mais cette détermination n’est pas absolue. Nous pouvons faire entendre nos voix contre les normes que nous avons incorporées de façon non critique et gagner en autonomie par extension de notre liberté d’interprétation du monde, de notre anti-conformisme.

Il est inévitable que les individus évaluent ce qu’ils sont à travers le regard des autres. Vous dites qu’ «il est donc aussi vain de prétendre se soustraire aux regards extérieurs qu’irréaliste d’espérer abolir les normes esthético-corporelles». Ne peut-on espérer introduire plus de diversité dans les représentations qui modèlent nos standards ?

On doit non seulement espérer mais œuvrer pour cette introduction de plus de diversité dans nos modèles ! Mais le corps est un capital social hétéro-déterminé. La connotation juridico-économique du slogan «mon corps m’appartient» trahit son caractère illusoire : le corps est bien sûr un capital «à soi», mais sa valeur dépend de facteurs externes, historico-socio-culturel, et il nourrit aussi des capitaux connexes. Par ailleurs, comme l’expose l’éthique du care, l’individu indépendant et autonome est une abstraction. Nous ne pouvons donc pas nous soustraire aux regards d’autrui. Nous pouvons en revanche rééduquer notre propre regard, développer notre attention, et sortir de certaines pseudo-évidences sclérosantes.

S’il est impossible de de modifier les canons de beauté, comment faire pour aimer son corps quand on n’a pas le format sylphide ?

Il faut commencer par intégrer que comme nos langues, le corps est un répertoire de signes extrêmement riche et extensible dont nous disposons pour nous exprimer au plus près de nos sens. Nous rendre étrangers à nos corps, «douter» de nos corps et les (re)parler plus consciemment nous permet de réduire le gap entre qui nous sommes et qui nous voulons être. On peut ne pas avaler tout crus les discours idéologiques. On peut relire les injonctions sociales dans l’esprit de l’éthique du care, avec la grille importance/vanité, et ne plus s’épuiser à vouloir gonfler son capital-corps. Au lieu de le «dresser», on peut «tordre» son corps, pour l’accorder au rythme de sa vie plutôt qu’aux exigences «du marché».

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Article sponsorisé par Tatiana

 

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Chairissons-nous ! Nos corps nous parlent, de Stéphanie Pahud, dvec la participation de : Frédéric Beigbeder, Sunny Buick, Artgod Father, David Foenkinos, Philippe Liotard, Dunia Miralles, Charles Moraz, Myriam Moraz-Détraz, Albert Moukheiber, Raphaël Pasquini, Pascal Singy, Fred Valet et Nys Vanessa. Editions Favre, 2019.

NOTE (1) : Interview de Stéphanie Pahud dans Femina, par Nicolas Poinsot, 6 mai 2019.